Le malheur des temps (1328-1440)

Du milieu du XIVème siècle à celui du XVème siècle,l’épreuve des épidémies, des troubles civils, de la guerre et du marasme économique.

L’historiographie romantique a oublié de respecter les rythmes de l’histoire et d’en marquer les pauses, de rendre compte des discordances de mouvement et de sensibilité dans l’espace français, de discerner l’espoir et ses travaux par-delà le tragique et ses ruines. Cent ans d’hostilités, mais non une guerre de cent ans, troublent un pays, victime des malheurs du temps plus que d’un temps du malheur. La volonté de reconstruire et de revivre s’acharne à chaque répit. A défaut d’une étude régionale qui seule lui rendrait justice, mais que le cadre limité de ce chapitre interdit, il faut au moins marquer la longue pause du temps de la paix reconquise (1360-1400), age d’or du Paris des cours et des ateliers.

L’époque de Philippe VI

Les vingt années (1328-1348) qui constituent la majeure partie du règne de Philippe VI (mort en 1350) voient se manifester, sur le plan politique, la tension entre les deux grands courants que nous avons dégagés, c’est-à-dire les progrès du pouvoir royal et les conséquences de la mutation séculaire. Si, dans une première période, la royauté brille d’un éclat particulier, de profonds désastres affectent, au contraire, la fin du règne.

Premiers succès

L’avènement sans opposition réelle de Philippe VI est, en soi, une preuve de la stabilité du pouvoir royal. Cousin germain de Charles IV le Bel, le Valois se voit d’abord, suivant une véritable répétition des évènements de 1316, confier la régence jusqu’à la délivrance de la reine veuve, Jeanne d’Evreux, qui était enceinte.

La reine ayant accouchée d’une fille, le 1er avril, Philippe est donc couronné le 29 mai, au détriment des descendantes des trois derniers Capétiens et du jeune roi d’Angleterre, Edouard III. Celui-ci, en faisant pour ses possessions françaises dès l’année suivante, à Amiens, un hommage transformé en 1331 en hommage lige, semble abandonner toute prétention à la succession. Les barons, utilisant la toute nouvelle idée de l’incapacité des femmes à accéder au trone, ont choisi un seigneur français, proche du roi défunt et possesseur du plus grand apanage de France ; ils ont surtout éliminé le jeune prince étranger qui risquait de réunir les deux couronnes de France et d’Angleterre au profit d’un Anglais. Manifestation éclatante du nationalisme naissant, caractéristique de la période.

Fils de ce Charles de Valois, éternel prétendant qui avait brigué le trone d’Aragon, le royaume de Jérusalem, le titre d’empereur enfin, d’abord à Constantinople, puis en Occident, Philippe s’était, de son coté, laissé séduire par les aventures italiennes. Il allait faire de sa cour l’assemblée la plus brillante d’Europe et le rendez-vous de la chevalerie occidentale.

Du point de la chevalerie, le règne commence, en effet, par un coup de maitre : l’appel du comte de Flandre, Philippe VI se trouve, dès 1328, en mesure d’offrir à ses chevaliers une revanche éclatante de la défaite subie devant la piétaille flamande vingt-six ans plus tot, à Courtrai. La bataille de Cassel est une victoire complète, accompagnée d’un terrible massacre et suivie de fructueuses confiscations sur les biens des Flamands révoltés. Elle a une double conséquence : l’une, psychologique, est de fermer la parenthèse ouverte à Courtrai et de confirmer la supériorité militaire de la chevalerie française et de l’armée royale ; l’autre, politique, est de rétablir l’autorité française sur le fief flamand. La nouvelle dynastie commençait sous les meilleurs auspices.

Trois acquisitions majeures sont réalisées ou préparées sous son règne : celle de Montpellier, effective en 1349 ; celle du Dauphiné en 1343-1344 ; celle enfin de l’héritage bourguignon, non prévue certes, mis rendue possible, après la mort du fils du dernier duc. Les échecs militaires de la fin du règne ne doivent pas masquer un bilan territorial, largement positif.

Premières difficultés

Malgré l’apparente facilité de la succession, la plus grande partie du règne, a été hypothéquée par le changement de dynastie. Il faut ensuite constater l’importance croissante de l’entourage royal, véritable aristocratie du pouvoir. Contre ce pouvoir central s’élèvent les protestations de certains secteurs de la population ou de certaines régions du royaume. Leur répétition et leur gravité accrue constituent bel et bien une « crise de la royauté », qui n’éclatera que sous le règne de Jean le Bon.

Le 24 mai 1337, renouvelant les gestes de Philippe IV et de Charles IV, Philippe VI prononce la confiscation de la Guyenne, bientôt envahie par ses armées. Une grande guerre commence, dont nous savons qu’elle durera plus de cent ans. Les contemporains ont cherché comme nous, à démêler les véritables causes. Les uns virent dans la guerre de Cent Ans une guerre dynastique suite logique de la succession de 1328. D’autres y virent un conflit féodal entre le duc de Guyenne et son seigneur. Les historiens modernes insistent sur le caractère « national » du conflit franco-anglais et sur ses aspects économiques en analysant les liens très étroits qui unissaient la Gascogne et la Flandre à l’Angleterre. La guerre de Cent Ans peut etre considérée comme un conflit entre la vieille idée féodale qui plaçait les biens vassaliques au-dessus de toute considération nationale et la naissance précisément des nationalismes modernes : le roi d’Angleterre pouvait-il continuer à etre le vassal du roi de France ? Par cette remise en cause fondamentale, la guerre de Cent Ans représente une liquidation de l’esprit du Moyen Age, et sa naissance se situe parfaitement dans une période de mutation.

Le combat semblait au premier abord disproportionné entre le petit roi d’Angleterre et le puissant roi de France. Dès les premières années, pourtant, Edouard III a su jouer de ses atouts : une vaste coalition qu’il a nouée de la Norvège à l’Espagne et dont l’élément le plus actif est constitué par les Flamands de Jacques Van Artevelde ; une supériorité militaire insoupçonné du reste de l’Europe, acquise par les archers anglais au cours des sévères luttes galloises et écossaises ; l’exploitation habile d’un nouveau problème, celui de la succession de Bretagne, qui, ouverte en 1341, offrit à Edouard un nouveau théâtre d’opérations et, après la Flandre et la Gascogne, un troisième point d’appui sur le continent ; enfin, un esprit offensif qui lui permet, d’entrée de jeu, de détruire la flotte française ( à l’Ecluse, 1340) et de ravager le territoire ennemi au cours de célèbres « chevauchées ».

Premiers désastres

A ces premières entreprises, la riposte de Philippe VI fut surtout diplomatique ; il réussit à détacher de la coalition anglaise de nombreux princes d’Empire et l’empereur Louis de Bavière lui-même. Mais ses efforts militaires semblent avoir été entravés par une sorte de manque de confiance ou d’incapacité d’agir qui déçut beaucoup les contemporains et par des difficultés financières de plus en plus graves. C’est dans ce climat que vont se produire les premiers désastres de 1346-1347, qui provoquent une véritable crise de régime préfigurant celle de 1356.

Au printemps 1346, les troupes anglaises ravagent depuis des mois le sud-ouest de la France. Contre-attaquant, les troupes françaises, sous la conduite du duc de Normandie, fils du roi, tentent de reprendre la ville d’Aiguillon, devant laquelle elles vont rester immobilisées plusieurs mois. C’est alors qu’Edouard III débarque en Cotentin pour entreprendre une nouvelle chevauchée.

Ce n’est qu’après qu’Edouard a quitté la région parisienne que Philippe VI, ayant réuni une armée, se décide à le poursuivre. Il le rejoint, le 26 aout, sur le plateau de Crécy, où les archers et les cavaliers démontés anglais infligent à la chevalerie française une défaite aussi sanglante qu’inattendue. Poursuivant sa chevauchée, Edouard met alors le siège devant Calais. Ravitaillée par mer, la ville ne se rend que le 3 aout 1347, après une résistance héroique de onze mois, et sans que Philippe VI ait vraiment tenté de la dégager par terre.

Mais que sont les morts de Crécy ou de Calais, que vaut le discrédit qui pèse alors sur la royauté française, en face de l’immense tragédie qui se prépare pour la France et pour l’Europe : dans la seconde moitié de 1347, des navires italiens apportent d’Orient la peste bubonique, la « peste noire », qui fait son entrée en France par les villes de Marseille et d’Avignon.

I.                   FLEAUX ET DESASTRES 1348-1360

La peste noire

L’épidémie

Venue des lointaines steppes d’Asie centrale par le relais des comptoirs génois de la mer Noire, la peste est un fléau en Europe : elle ne l’a plus visitée depuis le VIIème siècle. La peste noire de 1348 associe deux formes de l’épidémie : la peste bubonique et la peste pulmonaire. Seule cette dernière est contagieuse d’homme à homme, son temps d’incubation est court et l’évolution du mal rapide ; les chances de survie sont dans ce cas encore plus faibles que dans la forme bubonique.

La mortalité

D’une localité à l’autre les variations du taux de mortalité sont considérables, mais s’inscrivent, dans l’ensemble, entre un tiers et un huitième de la population.

Le choc

La soudaine apparition du fléau interrompt ou désorganise toute forme d’activité. Les machines administratives se grippent et les institutions publiques cessent de fonctionner. La paralysie n’épargne pas le grand commerce.

Atterré devant la catastrophe, l’homme est en quête d’une explication et de responsables. Il voit le mal se propager, tente de s’en prémunir par la fuite ou le recourt à d’élémentaires mesures de prophylaxie ; mais l’idée même de contagion lui est étrangère. Le médecin cherche dans une décomposition de l’air le secret de l’épidémie. Le peuple imagine un poison jeté dans l’eau des puits ou des fontaines. Les vieilles haines désignaient des coupables : l’antisémitisme se déchaîne. D’autres discernent dans l’évènement un signe de la volonté de Dieu, un avertissement de sa colère et un appel à la repentance. Pour apaiser ce courroux et exhorter à la pénitence, des confréries de flagellants déroulent leurs processions dans le nord-est de la France.

La peste installée

L’épidémie enrayée, la vie reprend ses droits. Le nombre de mariages augmente. Les échanges reprennent. Les contrats d’apprentissage réapparaissent, indices de la reprise du travail. Partout sensible, la pénurie de main-d’œuvre provoque une vigoureuse hausse des salaires.

La mutation qui s’est amorcée dans le premier quart du siècle est accomplie. Le surpeuplement ne menace plus la France. Dans l’espace agricole, les conquêtes les plus téméraires retournent à la friche. Mais la peste noire n’a été que la « première peste ». D’autres suivent. En 1361, elle frappe de nouveau, dans presque toute la France. Elle ne cessera pendant un siècle de se manifester ici ou là. Ces retours de peste traduisent une évolution du fléau, un glissement de l’épidémie à l’endémie. Le regain de natalité du milieu du siècle ne saurait faire illusion : la France est entrée pour longtemps dans une phase de profonde dépression démographique.

La défaite

Lente reprise de la guerre

La peste et ses ravages ont suspendu les hostilités. De prolongation en prolongation, la trêve conclue pour un an le 28 septembre 1347 dure jusqu’en avril 1351. A son expiration, la guerre reprend, au gré de campagnes sporadiques et sans ampleur. Elle revêt encore, à l’occasion, les formes d’une guerre chevaleresque scandée d’exploits en champs clos, tel ce combat, le 25 mars 1351, entre deux équipes de 30 chevaliers, à Ploërmel (Bretagne).

Mais c’est surtout une guerre de raids faite de pillages et de rapines, telle la chevauchée du Prince Noir en Languedoc (novembre 1355). Efficace mais sans lendemain, ces chevauchées s’interrompent. Aucun combat n’est décisif dans une phase du conflit où les adversaires hésitent à s’engager à fond.

Débarqué à Calais à la fin d’octobre 1355, Edouard III reprend la mer au bout de dix jours, après avoir en vain proposé la bataille, et l’avoir lui-meme refusée quand Jean le Bon s’offrait à la livrer. Aucun des souverains n’a par-devers lui les moyens financiers d’une offensive soutenue.

Climat politique des années 1350

Les campagnes de 1355 ont englouti tout l’argent dont le roi de France pouvait disposer, et au-delà. La belle saison pourrait fort bien ramener les Anglais sur les frontières du Languedoc ou sur les cotes de la Manche. Jean le Bon convoque donc ses états généraux de langue d’oïl à Paris. Conscient de l’importance que l’opinion attache aux mutations monétaires, il lie sa demande de subsides à la promesse d’un retour à la bonne monnaie. Les états sont prêts à faire les frais d’un effort de guerre accru. De nouveaux impôts permettront de solder pendant un an 30000 hommes. Mais les états entendent prendre en leurs mains le financement de la guerre. L’établissement de l’assiette de l’impôt, la levée de subside, l’arbitrage des conflits que pourraient soulever cette répartition et cette perception, l’affectation des sommes, et jusqu’à la vérification du nombre et de l’équipement des troupes ainsi soldées par des revues ou des « montres » sont placés sous le seul contrôle des états, et du personnel qu’ils désigneront. Le roi et ses agents sont résolument tenus à l’écart. Au cours des débats, d’apres critiques s’exercent d’ailleurs sur l’administration royale. Une volonté de contrôle s’affirme, en même temps qu’une méfiance s’affiche. Cette attitude trouve un écho dans les délibérations des états généraux de Languedoc, à Toulouse, au printemps 1356.

La préoccupation d’éviter les fraudes et le gaspillage dans le paiement des soldes n’était pourtant pas étrangère à Jean le Bon. Dans les premières années de son règne, il avait entrepris une réorganisation de l’armée qui en témoigne, en même temps que d’un désir d’adapter ses troupes aux nouvelles techniques de combat. De même, par la création de l’ordre de l’Etoile (1351), le souverain, tout en donnant une nouvelle expression aux modes de chevalerie, à sa mythique et à sa mystique, ne perdait pas de vue l’efficacité militaire : il s’agissait aussi de donner un fondement religieux à la discipline des champs de bataille, de grouper autour du roi une élite de combattants bien entraînés et de renforcer l’autorité royale par une sorte d’appropriation dynastique de la chevalerie du royaume. »

La méfiance des états, cependant, est loin d’être gratuite. L’avidité et la prodigalité d’un roi épris de fêtes et de fastes suffiraient à la justifier. Mais leurs réticences s’inscrivent, en outre, dans le climat politique trouble qui entoure ce souverain. Trop d’appétits de pouvoir et de soifs de profits se donnent libre cours autour de lui, trop d’accusations de malhonnêteté pèsent sur ses conseillers, trop d’intrigues se nouent parmi ses proches pour inspirer la confiance et écarter les soupçons. La levée du subside ne s’effectue pas sans mal. La résistance est surtout vive en Normandie, où un parent du roi l’encourage : Charles, qu’on surnomme le Mauvais, petit-fils de Philippe le Bel et gendre de Jean le Bon. Sa parenté lui a valu plus de déconvenues que de profits : sa mère fut écartée du trône lors de la crise dynastique de 1316-1328, Philippe VI la priva de son héritage pour la payer en promesses ; Jean le Bon omit de verser la dot qu’il avait assignée à sa fille. Bien pis, le roi avait gratifié son cousin, favori et connétable, Charles d’Espagne, d’une des terres que revendiquait le Mauvais : le comté d’Angoulême. Le royaume de Navarre et les quelques terres que Charles possède en Normandie ne lui assurent pas une puissance à la mesure de ses rancoeurs. Mais il a un certain génie de l’intrigue et aucun scrupule ne l’embarrasse. L’assassinat de Charles d’Espagne (8 janvier 1354) marque son entrée dans l’intrigue politique. Entre le France et l’Angleterre, il mène désormais un subtil jeu de bascule et monnaye chacune de ses réconciliations avec le roi de France. Le traité de Valognes (septembre 1355) avait marqué un nouveau succès de cette tactique lorsque l’agitation antifiscale en Normandie, des bruits de complot, l’inquiétude devant l’ascendant que Charles le Mauvais avait su prendre sur le duc de Normandie, fils aîné de Jean le Bon, provoquent la brutale intervention d’un roi qui ne recule pas devant la justice expéditive. Le 5 avril 1356 il fait irruption au château de Rouen, où le duc de Normandie et le roi de Navarre donnaient un festin ; il fait décapiter sous leurs yeux quatre des familiers du roi de Navarre, et jette ce dernier en prison. Pour le parti navarrais, la vengeance passe par l’alliance anglaise. L’incident contribue ainsi à relancer la guerre.

Le désastre de Poitiers : 19 septembre 1356

Des secours anglais ne tardent pas à débarquer en Normandie. Dès juillet, le Prince Noir entreprend une nouvelle chevauchée qui le conduit bien plus au nord. Le pillage ne perd pas ses droits, mais cette offensive répond à un plan de plus vaste envergure : opérer la jonction des deux armées anglaises au nord de la Loire. Le Prince Noir ne parvient pas à franchir le fleuve. Les ponts sont occupés ou gardés. L’arrivée d’une forte armée que conduit Jean le Bon le contraint à la retraite. Au terme d’une semaine de poursuites, les Français le rejoignent à la hauteur de Poitiers. La bataille qui s’engage le 19 septembre 1356 n’est pas sans analogies avec Crécy. Cette fois encore l’armée anglaise triomphe, en dépit d’un rapport de forces nettement défavorable. Elle le doit de nouveau à sa supériorité tactique ; le Prince Noir a choisi un dispositif de combat adapté à la configuration du terrain. Un seul accès possible vers la position anglaise, un chemin étroit fortifié de haies et de buissons et flanqué d’archers ordonnés en herse. Et, comme à Crécy, la bataille témoigne d’une suprématie technique. C’est une victoire de l’archerie anglaise. Une fois encore, au soir de la bataille, on pleure la fleur de la chevalerie française. Mais alors qu’à Crécy Edouard III crut devoir interdire toute poursuite à ses gens, Poitiers s’achève par une fructueuse chasse aux prisonniers et aux rançons. Le roi Jean le Bon figure au nombre des captifs. Bien traité et comblé d’honneurs, Jean le Bon quitte Bordeaux en avril 1357 pour Londres, où l’attend une captivité dorée. Le gouvernement de la France échoit à un jeune homme de dix-huit ans.

Crise politique et troubles sociaux

Vers une monarchie contrôlée ?

Au lendemain de la défaite, on murmure contre les nobles et on suspecte leur conduite au combat. On s’inquiète aussi, comparant le poids de la fiscalité et l’ampleur du désastre, du bon emploi de ces aides levées, en leur temps, pour soutenir la guerre.

Sans délai, le dauphin a convoqué à Paris les états généraux de langue d’oïl. Interprètes de ce trouble et de ce courroux, préoccupés de découvrir et châtier les traîtres, ils dirent que le Roi avait été mal gouverné au temps passé. Ces critiques visent, au-delà de quelques fonctionnaires en vue, toute une administration, accusent une politique et débouchent sur une mise en question du régime. Les états se proposent, en effet, de désigner eux-mêmes les vingt-huit membres d’un conseil du roi rénové qui auraient puissance de tout faire et ordonner au royaume ainsi comme le Roi.

En filigrane se dessine une intrigue navarraise ourdie par Robert le Coq, évêque de Laon et familier de Charles le Mauvais. Sous son influence, les états réclament la libération du roi de Navarre. En contrepoint, la bourgeoisie parisienne fait sentir sa pression. Durant l’hiver 1356-57, Etienne Marcel, prévôt des marchands de Paris, et principal porte-parole des « bonnes villes » aux états, soulève le peuple contre le dernier en date des remuements de monnaie. Dans la ville, c’est la grève et une atmosphère d’émeute. Sans appui, sans argent, le dauphin ne peut que céder. Il retire la « mauvaise » monnaie, et se résigne à en passer par les exigences des Parisiens, puis par celles des états.

Nanties de l’acquiescement du dauphin, les requêtes des états prennent forme de loi dans la grande ordonnance de mars 1357. Des réformateurs nommés par les états procéderont à l’épuration des officiers du royaume. Les maisons royales et princières donneront, par leurs économies, l’exemple de l’austérité financière. La réduction du personnel de la Chambre des comptes, la limitation du nombre des magistrats du Parlement contribueront à cet assainissement financier. Les états lutteront contre le gaspillage, en surveillant eux-mêmes la perception des impôts qu’ils ont consentie. Ce qui prive le dauphin des moyens d’agir hors du contrôle des états, d’autant plus qu’il a du promettre de ne plus remuer la monnaie pendant un an.

Troubles à Paris

Le 9 novembre 1357, le roi de Navarre parvient à quitter sa prison. A la fin du mois, il est aux portes de Paris. Il émeut les habitants, rassemblés pour l’entendre au Pré-aux-Clercs, par le récit de ses malheurs et leur démontre le bien-fondé de ses prétentions dans un long sermon qui vise le dauphin « par paroles couvertes ». Les états généraux lui font bon accueil. Le dauphin n’est pas en état de se débarrasser des « curateurs » qui lui pèsent. Il fait donc « bonne chère » a Charles le Mauvais et consent à une réconciliation. Elle lui coûte d’autant plus que le Navarrais s’ingénie à lui donner un aspect expiatoire : ne fait-il pas tirer du gibet pour les ensevelir solennellement comme « martyrs » les corps des victimes du courroux de Jean le Bon. Il entend pousser plus loin ses avantages. Ce n’est pas uniquement pour assurer la sécurité des domaines qu’il vient de recouvrer qu’il procède à d’importantes levées et concentrations de troupes dans la région parisienne.

Ces campagnes autour de Paris sont déjà en proie aux bandes de routiers, libérées par la trêve de Bordeaux, conclue avec l’Angleterre, le 22 mars 1357, pour une durée de deux ans. Ces « brigands » pillent, rançonnent et font régner l’insécurité entre Seine et Loire. De son coté, le dauphin a fait à la fin de l’hiver 1357 grande semonce de gens d’armes. Ce cliquetis d’armes dans les environs immédiats de la ville, s’ajoutant aux difficultés croissantes de communication et à l’afflux des réfugiés, répand le trouble dans la capitale.

Le dauphin et Etienne Marcel s’emploient, chacun pour leur part, à exploiter ce malaise. Les 11 et 12 janvier 1358, Paris est le théâtre de réunions publiques, et même contradictoires. Les deux partis s’y affrontent, à grand renfort d’éloquence, et s’accusent, sans « paroles couvertes » désormais. Le 24 janvier, le meurtre d’un familier du dauphin par le valet d’un changeur parisien et la brutale vengeance qu’en tire aussitôt le dauphin sont le point de départ de manifestations d’un nouveau genre : deux cortèges funèbres parcourent les rues de Paris, le prévôt des marchands et nombreux bourgeois suivent le cercueil de l’assassin, tandis que le dauphin conduit le deuil de la victime. La tension culmine avec la journée du 22 février, sanglante manœuvre d’intimidation. Convoqués en arme le matin, les gens de métier, près de 3000 hommes, envahissent le palais. Là, dans la chambre du dauphin, et sous ses yeux, Etienne Marcel ordonne l’exécution de Jean de Conflans, maréchal de Champagne, et de Robert de Clermont, maréchal de Normandie. Puis le prévôt coiffe le dauphin, tremblant dans sa robe ensanglantée, du chaperon aux couleurs de Paris, signe de ralliement de ses partisans. Le lendemain, le dauphin promet d’épurer son conseil pour y introduire trois ou quatre bourgeois.

Mais à la première occasion le régent du royaume – le dauphin a désormais pris ce titre, affirmant ainsi le début d’un règne et la fin d’un simple intérim – quitte Paris pour chercher aide et conseil auprès d’autres assemblées d’états, réunies cette fois dans un cadre provincial, et préparer ainsi les conditions d’un retour en force. Devant la menace d’un siège, Etienne Marcel croit trouver le salut dans une alliance compromettante avec l’insurrection des « Jacques ».

Emotion dans les campagnes

Au commencement, il s’agit d’un mouvement spontané, et très localisé, d’un réflexe brutal d’exaspération que provoquent les passages de gens d’armes, tant amis qu’ennemis, le poids de leurs exigences et la multiplication de leurs exactions. Brusquement, cet effroi d’un jour et d’un lieu se transforme en une flambée de révolte : l’expédition punitive contre quelques routiers enfin, surpris en position d’infériorité, tourne au massacre systématique de nobles. Anarchique dans un premier temps, l’insurrection trouve un chef, et, dès lors, semble se donner une organisation en même temps qu’un ordre de marche. Mais force est de constater que les Jacques n’ont pas dit ce qu’ils voulaient.

Etienne Marcel fournit aux Jacques un encadrement, et, en liaison avec eux, fait mettre à sac, aux abords de Paris, les manoirs des officiers royaux. Cette alliance détache un temps le Navarrais de ses partisans parisiens. Il est plus sensible aux angoisses de ses vassaux normands, et prend la tête de l’armée qui écrase les Jacques à Melle (10 juin). Ces réflexes de solidarité de classe préludent à une cruelle répression.

Le régent en profite pour renforcer ses troupes. Dans Paris assiégé, Etienne Marcel implore l’appui des lointaines communes flamandes. En accord avec Charles le Mauvais, qu’il a fait acclamer « capitaine général » du royaume, il ouvre Paris aux Anglais. Il se coupe ainsi du « commun » de Paris, qui, à la fin juillet 1358, se soulève, chasse es Anglais et abat le prévôt.

La France livrée aux gens d’armes

La paix de Brétigny

Le réseau de forteresses anglo-navarraises contrôle toujours les accès de Paris. Les voies d’eau sont interdites au commerce, les routes du vin coupées, l’approvisionnement en blé est bloqué. Aucun chemin n’est sur. Parvenus non sans mal à Paris, les délégués aux états généraux de 1359 apprennent du régent les clauses du traité que Jean le Bon vient de signer à Londres et qui cède aux Anglais la moitié de la France. Ils le rejettent.

L’effort de guerre qu’ils consentent permet de déloger les Navarrais de Melun. Charles le Mauvais, déçu par le traité de Londres, se réconcilie une fois de plus avec le régent. Mais faire bonne guerre aux Anglais est une autre tache. Car Edouard III, le 28 octobre, débarque à Calais, dans un appareil qui laisse peu de doute sur sa détermination et sur les moyens, dont cette fois, il dispose. L’expédition, cependant, tourne court. Un mois de siège devant Reims, et le rêve d’un couronnement dans la cathédrale s’évanouit. Douze jours d’attente au pied des murs de Paris, et l’espoir de livrer la bataille décisive se dissipe. A terme de cette série d’échecs, l’orage qui décime son armée en marche au travers de la Beauce, prend pour Edouard III valeur de signe. Le 1er mai 1360, les négociations de paix s’ouvrent tout près de là, à Brétigny.

La guerre des aventuriers

L’accord, signé le 9 mai, écarte le danger d’invasion ; il ne libère pas pour autant le pays des gens d’armes, bien au contraire. Les armées des deux souverains sont, en effet, composées, pour une large part, de mercenaires dont la guerre est le métier, que la paix réduit au chômage et prive de leur gagne-pain. Ces petites équipes de rudes brigands (c’est alors que naît le mot, inspiré par un type d’armure, la brigandine), professionnels du combat et techniciens du coup de main, font la guerre avec efficacité, sans trop s’embarrasser des règles de la chevalerie. Leur mobilité les rend particulièrement aptes à cette tactique d’embuscades et d’escarmouches que l’état de ses finances impose au régent. Dans ces bandes cosmopolites, le rustre, voire le clerc – tel Arnaud de Cervole, dit l’Archiprêtre, et chef de bande illustre – coudoient le bâtard de grande maison et le pauvre gentilhomme. Car la fortune des armes compense le déclin des profits seigneuriaux. Et le soldat à gage peut, par sa vaillance, ses exploits, sa générosité, devenir à son tour capitaine et entrepreneur de guerre.

Passages des gens d’armes

Quand la guerre s’interrompt, ces bandes sont « cassées aux gages ». Certaines trouvent ailleurs en Europe de nouveaux employeurs, et une occasion de se battre.

D’autres bandes se dissolvent une fois la trêve signée. Mais la plupart des brigands rechignent à retrouver une existence banale et pauvre, sans aventure, sans profit et sans gloire. Puisqu’ils ne reçoivent plus de solde, ils leur restent à opérer pour leur compte : pillages, meurtres, viols, incendies de granges et de maisons, rançons… Les forteresses dont les capitaines se sont emparées pendant la guerre, et les châteaux qu’ils avaient alors en garde deviennent le siège de leur redoutable puissance.

La région qu’ils occupaient lors des derniers combats est leur première victime : dès 1358 la région parisienne en fit l’expérience. Mais quand ils ont épuisé les ressources d’une contrée, ils cherchent fortune ailleurs, de préférence dans les pays que la guerre a épargnés. Au lendemain du traité de Brétigny, plusieurs de ces bandes se concentrent sur les plateaux bourguignons. Cette énorme cohue en armes déferle vers le Midi par la vallée du Rhône. Les bandes qui formaient la « Grande Compagnie » se séparent alors, les unes continuent leur route vers Avignon, les autres, les plus nombreuses, se dispersent dans les régions du Centre. Comme la peste, le fléau des compagnies devient endémique.

II.               LA LONGUE PAUSE D’UNE PAIX RECONQUISE 1360-1400

La France des années 1360

Dommages de guerre

Toute la France connaît désormais les désordres de la guerre et les méfaits des gens d’armes, et en porte la marque.

Il ne faut pas exagérer la capacité destructive du conflit. La guerre, on l’a vu, est intermittente. Dans cette succession de chevauchées, d’escarmouches et de sièges, les effectifs engagés sont faibles. Il est peu de régions que la guerre marque en profondeur et d’une emprise durable : celles où les combats s’éternisent, comme la région parisienne, celles où les routiers s’installent, comme la Provence.

Même fugace, le passage d’une armée ou d’une bande s’accompagne toujours de désolations. Le « dégât » n’est pas un à-côté de la guerre, mais un élément d’une tactique. Il contribue, par ailleurs, à ralentir la progression de l’adversaire. Le pillage est, en outre, une nécessité d’intendance.

Dans l’ensemble, la guerre affecte peu les villes. Certes, des quartiers entiers disparaissent. Mais leur destruction est l’œuvre préventive des citadins eux-mêmes Partout, la population urbaine se tasse à l’intérieur d’une enceinte étriquée, mais régulièrement entretenue. Les chevauchées et les raids se brisent sur ces murailles. A moins d’une ruse heureuse ou d’une trahison, la ville demeure imprenable ; mais le plat pays, ravagé, garde longtemps l’empreinte des efforts qu’ils ont déployés pour affamer la ville et intimider ses habitants. En outre, l’entretien de ces remparts coûte cher. Pour les villes, la guerre est surtout génératrice d’oppression fiscale.

Dans les campagnes, le « dégât » rencontre moins d’obstacles. Après leur passage, le propriétaire noble doit relever ces ruines, remettre en état les batiments d’exploitation, racheter les animaux de trait qu’on lui a volés, les outils qu’on lui a brisés. Il a perdu les récoltes engrangées, ses champs dévastés ne rapporteront rien cette année-là, mais surtout les revenus des fours, moulins et pressoirs démolis ou incendiés sont anéantis pour longtemps. Le rustre s’en tire à meilleur compte : son outillage rudimentaire se remplace aisément. La guerre dans les campagnes est un facteur de stagnation économique.

Terres vacantes et habitats désertés

La guerre, en outre, crée un climat d’insécurité qui n’incite pas à relever les ruines. De même restent longtemps vacantes, sur les limites des terroirs urbains, toutes les parcelles qui sont trop distantes de l’enceinte pour que l’exploitant puisse trouver un refuge en cas d’incursion inopinée. La guerre contribue ainsi souvent à réduire l’espace des cultures.

D’autant que la pression démographique est moindre désormais. Après 1348, de nouvelles mortalités sévissent et s’acharnent à décimer la population : peste devenue endémique, dysenterie ou « flux de ventre », grippe et « contagions » de toutes sortes. Les disettes aussi reviennent périodiquement. Chaque famine fait monter en flèche la courbe de la mortalité, mais surtout leur répétition affaiblit les organismes humains et les rend plus réceptifs aux maladies contagieuses.

Cette régression démographique s’accompagne d’une redistribution du peuplement à l’intérieur de l’espace habité. Car la guerre accentue la mobilité de la population. Des familles entières ont quitté leurs maisons et leurs terres sous la menace des gens d’armes. Chargées de ce qu’elles ont pu à la hâte rassembler, elles sont parties chercher l’abri des « villes closes ». D’autres quittent délibérément, dans cette période d’incertitude, les hameaux trop exposés, les villages mal fortifiés, les sites malaisés à défendre. Dans l’ensemble, un fort mouvement d’exode rural se dessine : progressivement, des villages disparaissent, tandis que d’autres se réduisent à deux ou trois maisons encore habitées, isolées au milieu des ruines.

Les paysans en quête de sécurité ou de conditions de vie plus heureuses laissent derrière eux les terres qu’ils exploitent. Beaucoup sont abandonnées pour longtemps, et retournent à la foret ou au taillis. La défaillance démographique comme le « dégât » se répercutent au premier chef sur l’économie seigneuriale et ses profits.

Vers un nouvel équilibre ?

L’ébranlement est profond ; les années 1360 sont un temps de dépression et de découragement. Au moment même où la crise s’affirme dans toute son ampleur, un revirement de la conjoncture politique s’amorce et des tentatives de reconstruction économique s’ébauchent.

L’un après l’autre, les foyers de guerre s’éteignent. Les hostilités avec l’Angleterre, suspendues en 1360, ne reprennent pas avant 1369. Lentement, le traité de Calais passe dans les faits. Progressivement, les provinces cédées deviennent anglaises. Le règlement de la succession de Bourgogne (1361) relance l’opposition navarraise. A nouveau déçu dans ses prétentions d’héritier présomptif – le duc Philippe de Rouvres était son cousin – Charles le Mauvais reprend les armes. Le captal de Buch passe à son service et tente de « destourber » le couronnement de Charles V en lui coupant la route de Reims ; la tactique de Duguesclin l’emporte à Cocherel (16 mai 1364) ; le Navarrais accepte une réconciliation une fois encore équivoque. Dans le même temps, la guerre de succession ouverte en Bretagne en 1341 prend fin sur le champ de bataille d’Auray, le 29 septembre 1364 ; les deux parties, épuisées, consentent à éteindre leur querelle. Le problème est alors posé sur la présence des bandes de combattants professionnels que l’arrêt des hostilités laisse sans emploi et sans solde. Elles glissent alors vers les provinces encore riches pour les exploiter. Mais les troubles qui éclatent en 1366 aux portes du royaume, en Castille, fournissent l’occasion d’éloigner de France pour un temps les compagnies sans emploi. Le soulagement est de courte durée : l’armée que Duguesclin a constituée en drainant les bandes de routiers a vite raison de ses adversaires. Mais, après ce prompt reflux, les bandes, affaiblies, se heurtent à une résistance mieux organisée.

Affermissement d’un pouvoir

Dans ce climat de détente, des mutations s’opèrent, et d’abord un redressement politique. Jean II meurt à Londres le 8 avril 1364. Charles V ressemble peu à son père. Sa santé fragile, séquelle d’une maladie de jeunesse, l’écarte des tournois et des champs de bataille. Cet homme à l’aspect chétif n’en a pas moins un sens aigu de la majesté royale. En outre, les expériences de son temps de régence l’incitent à restaurer dans l’opinion le prestige ébranlé de la monarchie. Délibérément, il s’insère dans la continuité, la « sainte lignée » de Saint Louis ; il modèle sur lui son existence publique. Les clercs de son entourage exploitent toutes les résonances de la cérémonie du sacre ; ils mettent en valeur les rites qui confèrent au souverain un caractère religieux et recueillent et diffusent les récits de miracles que cette liturgie a fait naître. On insiste surtout sur le pouvoir miraculeux qui découle de l’onction. Cette majesté s’exprime par la magnificence et se manifeste dans le goût du luxe. Elle inspire au roi le désir de doter la monarchie d’un cadre à sa mesure : il fait édifier à l’est de Paris l’hôtel Saint-Paul ; il ordonne l’érection du donjon de Vincennes et de la Bastille et il apporte au Louvre aménagements et embellissements. Une des tours de ce palais abrite la « librairie » royale. Car, pour Charles V, gouverner c’est penser. Mais son gouvernement puise aussi à une autre tradition : celle du droit romain, et surtout de la pratique des « légistes » habiles à jouer au profit de la souveraineté royale des armes conjuguées de la loi et de la coutume. Ses collaborateurs, juristes de formation pour la plupart, défendent âprement la justice du roi contre tout empiètement.

Contre ses idées et contre sa conscience, Charles V perfectionne la fiscalité royale. Sous la triple forme des « fouages » (contributions directes levées chaque trimestre en fonction du nombre de feux), des « aides » (droits sur les ventes et les boissons) et de la gabelle (taxe sur le commerce du sel), l’impôt tend à devenir permanent. Perçu avec plus de régularité, mieux contrôlés par une administration fiscale réformée, ces subsides permettent de payer régulièrement la solde d’une armée réorganisée. Les troupes soldées sont l’objet d’un contrôle plus strict et d’une discipline plus sévère.

Mutations d’une guerre

Le rapport de forces dans le conflit franco-anglais est dès lors modifié.

Le conflit rebondit sur un point de droit. Une procédure d’appel offre une possibilité d’intervenir en Aquitaine. Le prince de Galles qui gouverne cette province y a établi des fouages ; plusieurs seigneurs gascons en contestent la légitimité. L’un d’eux, le comte d’Armagnac, d’abord débouté par Edouard III, porte se cause devant Charles V. D’autres suivront son exemple. Mais l’appel est-il recevable ? Les préliminaires de Brétigny prévoyaient que les deux rois abandonnent leur souveraineté et juridiction sur les terres qu’ils se cédaient. Mais on convint à Calais de différer ces renonciations jusqu’à la cession effective des territoires, prévue, avec trop d’optimisme, pour novembre 1361. En 1368, l’échange des territoires n’est pas terminé. De toute façon, en acceptant au titre de suzerain les appels venus de Gascogne, Edouard III a usé, en dépit du traité, de sa souveraineté. Le conseil du roi et les avis des juristes consultés jusqu’à Bologne opinent n faveur de la compétence de la cour de France.

La guerre reprend dans l’hiver 1368, mais sous le signe d’un nouvel esprit militaire. Charles V impose à ses chefs de guerre une tactique dont il a dans sa régence éprouvé les mérites : fuir la bataille rangée, n’engager le combat qu’en position de force, faire le vide devant l’ennemi en prenant appui sur des forteresses soigneusement entretenues et régulièrement inspectées. Cette stratégie se révèle efficace. L’une après l’autre les chevauchées anglaises tournent court. En Aquitaine, la situation reste longtemps confuse. Mais elle évolue au profit des Français, surtout une fois que les galères d’Henri de Tastamare, roi de Castille par le secours de Duguesclin et de ses routiers, ont anéanti la flotte anglaise en rade de la Rochelle. Ce succès facilite la reprise du Poitou, de la Saintonge et de l’Angoumois. Mais une telle guerre est cruelle pour le peuple et elle provoque les murmures d’une partie de la chevalerie.

Tentatives de reprise agricole

En dépit d’une guerre qui délibérément sacrifie le plat pays, d’une fiscalité qui s’appesantit sur les villages, des routiers qui ça et là maintiennent leur emprise, des famines et des épidémies qui sévissent avec intensité dans les années 1370, un mouvement de restauration se dessine dans les campagnes françaises.

Un premier après-guerre

Ouvertes en 1375, les négociations ont traîné en longueur. Aucune solution diplomatique n’est en vue. L’équilibre des forces, cependant, est favorable à la France. Les possessions anglaises sur le continent se réduisent à une étroite frange côtière que jalonnent les ports de Calais, Cherbourg, Brest, Bayonne et Bordeaux. Elles suffisent, avec quelques forteresses en Auvergne, à lancer, de temps à autre, des chevauchées. Mais des raids français sur les cotes britanniques leur répondent désormais et font naître en Angleterre la peur d’une invasion. En outre, les Anglais n’ont plus la même ardeur à la guerre. La vieillesse d’Edouard III a ouvert un temps de crise politique et de luttes d’influence peu favorables à l’esprit d’offensive et à la continuité en politique extérieure. Sa mort (1377) laisse le royaume à un enfant soumis à des influences contradictoires. Les orientations personnelles de son petit-fils, Richard II, ne peuvent s’affirmer avant 1389. Dès qu’il commence à gouverner seul, il recherche la paix. Il veut, en effet, le champ libre en Angleterre pour asseoir une monarchie plus autoritaire. Son mariage avec Isabelle, fille de Charles VI, confirme et prolonge par une union dynastique les trêves qui viennent d’être conclues la même année (1396) et qui suspendent le conflit pour plus d’un quart de siècle. Dans les années 1390 s’installe un climat d’après guerre : le divertissement succède aux faits d’armes.

Le temps des princes

La situation politique en France s’y prête. Le jeune age du nouveau roi Charles VI (douze ans en 1380), sa fragilité et son inexpérience servent l’avidité des princes qui gouvernent en son nom, mais au mieux de leurs intérêts.

Les premières années du règne de Charles VI sont occupées par les disputes des oncles. On abandonne bien vite les dispositions arrêtées par Charles V pour mener et gouverner le jeune roi « par bonne doctrine » et pour assurer la continuité du gouvernement. Au terme de laborieux marchandages, un arbitrage répartit les profits et les honneurs entre les oncles. Le duc d’Anjou porte le titre de régent, pour quelques mois, jusqu’au sacre (4 novembre 1380). La tutelle effective des « enfants de France » incombe à Louis de Bourbon et à Philippe le Hardi, duc de Bourgogne. Le premier, chevalier à l’ancienne mode, honnête et désintéressé, joue un rôle effacé. Mais le duc de Bourgogne a plus d’ambition, et moins de scrupules. Sa puissance, comme celle de ses frères, repose sur un apanage qu’il administre comme un Etat indépendant et qu’il gouverne à l’aide d’institutions calquées sur celles du royaume. Il tient du roi ce domaine, mais ce lien de dépendance, tout comme le lien de parenté, lui est moins une sujétion qu’une incitation à infléchir à son profit l politique royale. Depuis son mariage avec Marguerite de Flandre – en son temps un succès diplomatique de Charles V (1369) – il a l’espoir de réunir à la Bourgogne ducale la Franche-Comté, en héritant du comté de Flandre. Lorsque les Flamands se soulèvent contre son beau-père, il lui procure le secours des troupes françaises (1382). Et, pour punir les Anglais de l’aide qu’ils ont apportée aux communes insurgées, il active les préparatifs de débarquement Outre-Manche. Devenu comte de Flandre (1384), il élargit ses visées vers les Pays-Bas et les terres d’Empire, ce qui le jette dans de nouvelles et complexes intrigues, où il entraîne le roi de France, sans profit ni gloire pour la Couronne : l’expédition qu’il suscite ainsi en Gueldre (1388) s’achève par un désastre. Le quatrième oncle, le duc de Berry, ne poursuit pas de grands desseins politiques. Mais ses besoins d’argent sont énormes, à la mesure de la vie fastueuse qu’il mène. Amateur d’art et de musique, de grandes chasses et de soupers, d’architecture, collectionneur, il est sans cesse à court de numéraire. Il envisage sans faveur une reprise de la guerre, et fait échouer au port d’embarquement, l’expédition que projetait Philippe le Hardi (1386).

Les rivalités des oncles impriment ainsi à la politique française une allure incohérente. A la Toussaint 1388, le roi remercie ses oncles et entreprend de gouverner seul. Le choix de ses conseillers, légistes de l’entourage de son père, l’œuvre législative qu’il amorce présagent d’un retour à la « bonne policie » de Charles V. Mais en 1392, dans la forêt du Mans, le roi, saisi de son premier accès de « frénésie », lance au galop son cheval pour charger son entourage l’épée levée. Des phases de prostration apathique suivent cette bouffée délirante. Des périodes de rémission alternent avec les crises. Les oncles se hâtent de renvoyer les conseillers du roi, ces « marmousets ». La France retombe sous le gouvernement des princes.

Le temps des fêtes

Les oncles font bon accueil aux ouvertures pacifiques de Richard II. La détente se confirme. Le temps des trêves est aussi celui des fêtes L’emprise fiscale, loin de se desserrer, alimente la caisse des plaisirs après avoir financé le trésor des guerres. Autour du roi, on cherche à distraire Charles VI de sa mélancolie. Le frère du roi, Louis d’Orléans, dont les oncles réfrènent encore les ambitions politiques, se fait l’ordonnateur de ces plaisirs. On prise par-dessus tous les jeux du travesti. Une de ces mascarades, improvisée en 1393 à l’Hôtel Saint-Paul, le bal des Sauvages, faillit coûter la vie à Charles VI et contribua à ébranler sa fragile raison.

Cette intense vie des cours fait de Paris dans ces dernières années du XIVème siècle le foyer où s’élaborent les modes de tous ceux qui, en Europe, prétendent vivre noblement. Les papes ont quitté Avignon, l’Empire pour un temps s’efface ; des marchés se ferment ainsi pour les artistes et les artisans qui affluent vers Paris.

L’envers d’un décor

Par-delà ce brillant décor, la réalité pour beaucoup, c’est la misère, ou du moins les difficultés et les crises. Le peuple des campagnes et des villes supporte à grand-peine le fardeau des impôts. Le grand mouvement d’agitation sociale qui ébranle toute l’Europe des années 1380 n’épargne pas la France. Comme en Angleterre et en Flandre, la révolte naît d’un sursaut de résistance devant l’accroissement des charges fiscales. Il apparaît bien vite que le gouvernement des oncles n’a pas les mêmes scrupules sur la légitimité des impôts permanents que feu Charles V. Il doit pourtant y renoncer devant un début de tumulte à Paris en novembre 1380. Mais, en 1382, le duc d’Anjou et les autres seigneurs décident de rétablir les aides. A Rouen, à Paris, c’est alors l’émeute : le petit peuple s’arme, s’organise, se fortifie. Il entend aussi défendre et affermir les libertés communales.

III.            LES GRANDES DETRESSES 1401-1440

Les années terribles

Effacement d’un pouvoir

Le poids des taxes ne s’allège pas. C’est pour en user à leur guise que les ducs se querellent autour du faible roi. Dès 1401 Louis d’Orléans prend une part active à ces jeux et tire profit des phases de rémission de la maladie de son frère, car Charles VI ne lui refuse rien. Jean de Berry, tout à ses collections, et Louis de Bourbon, tout à ses rêves de croisade, demeurent au second plan, sauf à jouer les conciliateurs. Le conseil est un champ clos où le duc d’Orléans et Philippe le Hardi sans cesse s’affrontent, à propos de la solution qu’il convient d’apporter au schisme qui déchire alors l’Eglise et trouble les consciences, ou au sujet du candidat qu’il faut soutenir dans cet autre schisme qui affecte l’Empire. Mais leur volonté de contrôler la perception des impôts et les revenus du domaine est au cœur du débat.

L’opinion publique a douloureusement conscience de l’effacement du pouvoir. Ce fut l’habileté des ducs de Bourgogne, Philippe le Hardi, puis, à sa mort (1404) et avec plus de détermination, Jean sans Peur, que de reprendre à leur compte l’idéal bourgeois de « réformation de l’Etat ». Dès sa première visite à Paris, Jean sans Peur définit publiquement un programme qui lui vaut la faveur des marchands, du petit peuple et de l’Université : restaurer la justice, le domaine et assembler les états pour pourvoir aux affaires du royaume. Ces mêmes thèmes reviennent dans la harangue que prononce Jean Petit pour justifier l’assassinat de Louis d’Orléans (les hommes de main de Jean sans Peur l’ont exécuté en pleine rue, à Paris, le 23 novembre 1407) et démontrer la nécessité morale de ce meurtre, tyrannicide salutaire.

La veuve et le fils de Louis d’Orléans entreprennent de venger ce prince impopulaire. Après le mariage de Charles d’Orléans avec la fille du comte d’Armagnac, ils peuvent compter sur ces mercenaires que sont les routiers gascons. Mais Paris tient pour les Bourguignons. Les pillages et les ravages que commettent les troupes concentrées dans le plat pays et le renchérissement des denrées qui s’ensuit renforcent dans la capitale la haine des Armagnacs. Et, dans Paris, le duc de Bourgogne tient le roi, inspire ses décisions, et peuple le conseil de ses créatures.

Dans ce Paris bourguignon, la chasse aux Armagnacs couvre d’autres vengeances et la guerre civile sert les haines de classe. Un « écorcheur de bêtes » de la grande boucherie Saint-Jacques, Caboche, qui souvent prend la tête de ces cortèges, leur donne son nom : ce sont les « Cabochiens », dont, en 1413, les bandes se mêlent aux délégués convoqués pour les états généraux de langue d’oïl. Les Cabochiens multiplient les arrestations et les exécutions de « traîtres ». Ils ont pris en main la police de la ville et lèvent même l’impôt. La terreur qu’ils instaurent détache la bourgeoisie marchande et l’Université du parti bourguignon. Victime de ces encombrants alliés, Jean sans Peur doit abandonner la capitale. Paris prend les couleurs du parti armagnac et, avec la ville, le roi change de camp.

Effondrement d’une armée

Il reste au duc de Bourgogne le recours de l’alliance anglaise. Car la guerre reprend. La politique pacifique de Richard II n’a guère survécu à sa chute (1399). Ses successeurs, Henri IV et Henri V de Lancastre, sont déterminés à reconquérir leur héritage français. Si le gouvernement des oncles échoue dans sa tentative d’exploiter contre Henri IV les troubles qui surviennent au pays de Galles (1404-1407), le roi d’Angleterre sait mettre à profit la querelle des Armagnacs et des Bourguignons. Henri V (1413-1422) a de plus vastes projets. Il se pose en « cultivateur de paix », mais d’une paix juste. Et, il revendique la plénitude de l’héritage successivement confisqué par les rois de France : les possessions de Guillaume le Conquérant et des Plantagenêts. Il accepte les ouvertures de Jean sans Peur, mais n’en continue pas moins à traiter avec l’entourage armagnac de Charles VI. A bout de concessions, les négociateurs, qui viennent d’offrir la main de Catherine, la fille du roi, et l’Aquitaine, refusent de céder la Normandie. C’est la rupture. La flotte anglaise aborde la Normandie le 13 août 1415. Le 25 octobre, le roi d’Angleterre rencontre l’armée française près d’Azincourt. Comme à Poitiers, les généraux de Charles VI croient tirer les leçons des échecs des passés en démontant une partie de la cavalerie. Mais l’archerie est toujours méprisée et négligée. On ne prête pas plus attention à la disposition ou à la nature du terrain. Les chevaliers français s’entassent, avec des armures de plus de 20 kg, sur un étroit plateau de terre molle. Quand la bataille s’engage, ils ont le soleil dans les yeux. Sur eux s’abat la pluie des flèches. Puis, les archers anglais, légèrement armés, frappent et abattent les Français enlisés dans la terre. Au moment où s’achevait la chasse aux prisonniers, le bruit courut d’un retour offensif des Français. Pour alléger ses troupes, encombrées de captifs comme au soir de Poitiers, Henri V ordonna leur mise à mort.

La France livrée aux Anglais

Pour Henri V, la victoire est un jugement du Ciel. Successivement, l’empereur Sigismond, pris comme arbitre par les deux partis, et le duc de Bourgogne reconnaissent son bon droit (1416). L’année suivante, il commence à « recouvrer » son royaume. Ce n’est plus une chevauchée qui parcourt la Normandie, mais une véritable armée d’occupation. En 1419, la Normandie est anglaise et Henri s’avance vers Pontoise. Au royaume de France l’effacement du pouvoir se confirme. Les ducs d’Orléans et de Bourbon sont aux mains des Anglais. Le duc de Berry et les fils aînés du roi meurt en 1417. Le dauphin Charles est âgé de quinze ans. Le vrai maître du royaume est le comte d’Armagnac. Il tient Paris sous la terreur d’un véritable régime policier. Dans les cités qu’ils occupent, les gens du duc de Bourgogne servent leur propagande en abolissant les taxes. A la fin de mai 1418, les Parisiens, excédés, ouvrent la ville aux partisans de Jean sans Peur. La violence se déchaîne dans de nouveaux massacres (juin 1418). Fuyant la ville jonchée de cadavres armagnacs, le prévôt de Paris emporte le dauphin endormi dans ses bras. Devenu chef du parti armagnac, le futur Charles VII se proclame régent du royaume. Plusieurs régions se rangent dans son obédience. Il y a désormais deux gouvernements en France. Au nom du roi, qui l’a rejoint, Jean sans Peur conduit deux négociations parallèles, contradictoires, et fertiles en rebondissements, avec Henri V et avec le dauphin. Un rapprochement s’amorce entre Armagnacs et Bourguignons : le 19 juillet, un Te Deum à Paris célèbre leur réconciliation. Le 10 septembre, une nouvelle rencontre doit sceller ces accords, à Montereau. Le dialogue s’envenime et un serviteur du dauphin abat Jean sans Peur d’un coup d’épée. Pour venger son père, le nouveau duc, Philippe le Bon, signe avec Henri V le traité de Troyes, qui livre la France aux Anglais (21 mai 1420).

Les Trois France

Le traité laisse subsister l’autorité, toute fictive, de Charles VI jusqu’à sa mort. Henri V épouse Catherine de France et devient ainsi « fils » du roi et « droit héritier » du royaume. A la disparition de Charles VI, Henri, ou son héritier, lui succédera. Quant au « soi-disant dauphin », en raison de ses « énormes crimes et délits », il n’aura aucune part à cet héritage et les rois de France et d’Angleterre, comme le duc de Bourgogne, s’engagent à ne signer avec lui aucune paix séparée.

Le 31 août 1422, Henri V meurt au château de Vincennes. Une messe de Requiem célébrée à Saint-Denis précède le transfert de ses cendres à Westminster. Charles VI s’éteint le 21 octobre 1422, et sur sa tombe retentit le cri : « Vive le roi Henri de France et d’Angleterre ! » Le premier souverain de la double monarchie, Henri VI, a dix mois. Le duc de Bedford assume la régence. A Mehun-sur-Yèvre, le dauphin Charles s’intitule lui aussi roi de France. Mais les riches Etats du duc de Bourgogne forment une troisième France l’arbitrage peut être décisif.

La France des Lancastre

La France « anglaise » associe des éléments fort divers par l’origine, le mode de gouvernement et la situation économique. Les uns ont été déjà reconnus au roi d’Angleterre par le traité de 1380 : Calais et la Guyenne (limitée au Bordelais, Bazadais et Landes). La Normandie, agrandie du Maine, du Vexin et d’une partie du pays chartrain, est la portion de l’héritage patrimonial reçu du Conquérant et des Plantagenets que Henri V a personnellement « recouvré » et dont le traité de Troyes a reconnu la pleine propriété au roi d’Angleterre. Le reste du royaume revient de droit à Henri VI, roi de France, mais les troupes anglaises n’occupent qu’en partie la Picardie et la Champagne, contrôlent imparfaitement l’Ile-de-France, où les partisans du dauphin s’agrippent à quelques places fortes, tandis que, dans les pays entre Saône et Loire, les deux allégeances s’entremêlent.

La Guyenne a depuis longtemps une administration propre : un sénéchal, qui représente le roi-duc, une chancellerie, qui expédie ses actes, un conseil pour le gouvernement et l’administration, une cour pour rendre la justice, et, sous les ordres d’un connétable, un Echiquier et un atelier monétaire. La Normandie a son grand conseil, sa chancellerie et son Echiquier à Rouen, sa Chambre des comptes à Caen. Bedford affecte de respecter les coutumes locales. A Paris, il trouve en place une administration épurée au gré des occupations bourguignonnes successives et peuplée d’honnêtes administrateurs attachés à cet idéal réformateur que Jean sans Peur a pris à son compte. La France anglaise, et en particulier la Normandie, est écrasée de subsides et d’aides levées pour maintenir les garnisons, financer la conquête et entretenir la cour du régent.

Tous ces pays sont pauvres. Les campagnes bordelaises se remettent lentement des dévastations subies à la fin du XIVème siècle et au début du XVème. Des retours de pestes, en 1415 et 1420, brisent net les tentatives de reconstruction et suscitent une grave crise de main-d’œuvre. La stagnation du commerce du vin traduit le malaise du vignoble et donne la mesure de la situation économique. Les vigoureuses offensives françaises ont dépeuplé les campagnes et provoqué l’afflux des réfugiés en ville. Le nombre des bouches à nourrir s’est dangereusement accru et contraint la ville à d’onéreux achats de blé au loin. Pour la Guyenne, comme pour le reste des pays livrés aux Lancastre, l’occupation anglaise n’est pas le temps des mécènes. Les campagnes d’Ile-de-France ont vu passer et repasser les gens d’armes – un sursaut d’autodéfense chez les paysans a fait naitre des bandes de « brigands ». Elles ont supporté la peste de 1418, l’hiver sibérien de 1420-21 de nombreuses années de famines. Lorsque les Anglais en prennent possession, presque tous les champs restèrent longtemps, durant des années, non seulement sans culture, mais sans hommes en mesure de les cultiver.

Le royaume de Bourges

La frontière qui sépare la France anglaise de l’autre royaume de France est malaisée à définir, d’autant qu’elle est mouvante au gré d’une guerre confuse et de combats rarement décisifs. Le dauphin a ses fidèles et se places fortes au nord de la Loire. Mais, en gros, son royaume coïncide avec la moitié méridionale de la France, Guyenne exceptée. Il repose sur des possessions personnelles, les apanages de Touraine et de Dauphiné. Il tient par la fidélité des princes qui ont grossi ce noyau de leurs domaines : les ducs d’Anjou, de Bourbon, d’Orléans, les comtes de Foix et d’Armagnac.

Charles VII a sa résidence de prédilection à Bourges. Il y a établi sa Chambre des comptes. Son parlement et sa Cour des aident siègent à Poitiers. Son conseil comme sa cour sont itinérants, selon les nécessités de la guerre. Il trouve parmi les fonctionnaires que les Bourguignons ont destitués les hommes compétents et efficaces dont son administration a besoin. Les princes qui se sont rangés dans le camp de Charles VII s’empressent de lui proposer des serviteurs pris dans leur entourage pour mieux peser sur sa politique et tirer de plus grands profits de leur ralliement.

Plus que la personnalité du souverain, inquiet et soupçonneux, et doutant parfois de sa légitimité, la cour de Bourges est dominée par l’affrontement de clans aux intérêts contradictoires. L’esprit de parti des anciens Armagnacs, la fidélité monarchique des loyaux serviteurs s’y opposent aux partisans d’un rapprochement avec le duc de Bourgogne. Cette cour est un foyer d’intrigues. Et la politique du conseil manque de détermination.

L’Etat bourguignon

C’est, à l’origine, un apanage, duché passé en 1363 des ducs capétiens aux ducs de Valois. Déjà, on l’a vu, Philippe le Hardi a posé les bases d’in véritable Etat s’interposant entre le royaume de France et l’Empire. Aux terres proprement bourguignonnes, il a joint la Flandre et s’est efforcé d’élargir ses possessions septentrionales. Une habile politique matrimoniale prépare l’annexion du Brabant, du Hainaut, des Pays-Bas (Hollande et Frise) et même, plus à l’est, du Luxembourg. A la mort de Jean sans peur, devenu en outre maitre de l’Artois, Philippe le Bon hérite tout à la fois d’une vengeance à poursuivre (celle de l’assassinat de Jean sans Peur), d’un Etat à organiser et d’une politique d’expansion à continuer. L’Etat pose, en raison de sa dispersion, des problèmes de coordination et d’aménagement du gouvernement et de l’administration. Il a fallu doubler à Lille, et parfois à Gand, des institutions qui avaient leur siège à Dijon. La politique d’expansion se heurte, en Flandre, à la résistance des autonomismes communaux ; en marge de ces possessions septentrionales, elle doit affronter l’esprit d’indépendance de la principauté liégeoise, et, dans l’Empire, elle doit compter avec la personnalité de l’empereur Sigismond. Mais le duc, autant et plus que Charles VII, est bien servi.

Les trois France, la bourguignonne est la plus riche. Elle est restée à l’écart des opérations militaires et à l’abri des brigandages. Des malheurs des temps, les sujets du duc ont surtout connu les pestes. L’économie rurale est assez prospère. A l’inverse des vignobles d’Ile-de-France ou Bordelais, les ceps ici ont peu souffert. Les salines du Jura, celles de Salins notamment, enrichissent le Trésor tout autant que les profits du vignoble. Le duc, en effet, a le monopole de la vente du sel sur ses terres. Dans cette région de passage longtemps calme, les foires de Chalon conservent une activité, réduite certes, mais à la mesure de la contraction générale du commerce français.

La cour des ducs de Bourgogne maintient les traditions de faste des Valois et illustre leur gout de la magnificence. Philippe le Hardi a entrepris de transformer Dijon en résidence princière. Le duc de Bourgogne est vraiment le « grand-duc du Ponant » et le centre de gravité de cet Etat est situé au-delà des limites de royaume de France.

Signes du ciel (l’épisode Jeanne d’Arc, Février 1429-Mai 1431)

Dans les années qui suivent le traité de Troyes, la guerre entre les deux royaumes n’est qu’une succession confuse de combats douteux et de trêves sans lendemain. L’entrée en scène de Jeanne d’Arc marque le retour de la détermination et de la confiance dans le camp du roi de Bourges. Jeanne « chef de guerre » témoigne dans la conduite des opérations militaires de la même résolution qui a permis à la petite paysanne de Domrémy, malgré tous les obstacles, de rencontrer à Chinon (23 février 1429) le « gentil dauphin ». Au siège d’Orléans (29 avril-8 mai 1429) comme sur le chemin de Reims, elle ne se départit jamais de cette certitude tranquille qu’elle affirmait à Poitiers aux théologiens chargés par le souverain soupçonneux de l’examiner : ce sont là le plaisir et la volonté de Dieu. Et comment en douter alors que vient d’échouer ce siège d’Orléans que Bedford a déclenché ? A cette première manifestation de la justice immanente succède un autre jugement de Dieu : à Reims, le 17 juillet, Charles VII reçoit l’onction sainte du sacre qui garantit et manifeste sa légitimité. Les efforts de Bedford et de ses conseillers universitaires parisiens pour établir que Jeanne, capturée le 23 mai 1430 à Compiègne, et brulée à Rouen le 30 mai 1431, était une sorcière, témoignent de l’effet profond de sa mission ; comme la hâte du régent anglais à faire couronner Henri VI roi de France en la cathédrale de Paris (16 décembre 1431).

Vers la fin de la guerre

Dans les années 1430, les indices d’un revirement de la fortune des armes se multiplient. Les soulèvements se font de plus en plus fréquents dans les territoires occupés. De son coté, Philippe le Bon juge que son intérêt n’est plus du coté d’Henri VI et conclut avec le roi de Bourges une paix qui est d’abord l’acte d’extinction d’une vengeance et le geste de réparation d’un crime (l’assassinat de Jean sans Peur). Charles VII doit, en sus, promettre de châtier les coupables. Le traité agrandit, en outre, les bases territoriales de la puissance bourguignonne des comtés d’Auxerre et de Macon et des villes de la Somme. Il transforme l’apanage en Etat souverain jusqu’à la mort de Philippe le Bon. Mais, en échange, le duc cesse de contester la légitimité de Charles VII.

En Normandie, la résistance s’intensifie. Paris, en 1436, ouvre ses portes aux Français. Depuis la mort de Bedford, le conseil d’Henri VI est un champ clos de discordes permanentes. La liquidation de la guerre est en bonne voie. Cependant, les temps n’ont pas épuisé leurs réserves de malheurs. Les routiers sont à nouveau sur les champs. De nouveau la peste décime la population. En 1440, la France n’est délivrée ni de la guerre, ni de la peste, ni de la faim.

« Tout se détruit »

Les malheurs du temps laissent en profondeur leur empreinte. Le pouvoir royal a subi, avec la folie de Charles VI, la rivalité des oncles et les débuts incertains du roi de Bourges, une longue défaillance dont de nouvelles principautés indépendantes se hâtent de tirer avantage. L’autorité pontificale, âprement disputée pendant un demi-siècle entre deux, et même trois papes, doit, à peine restaurée, affronter les tendances gallicanes nées de son abaissement. L’Université de Paris s’est affirmée comme groupe de pression politique, mais elle a perdu sa primauté intellectuelle en Europe.

L’ébranlement est sensible à la base autant qu’au sommet. La guerre et l’évolution économique ont usé les fidélités.

Un temps de pénitence

La pénitence est le maitre mot spirituel de l’époque. La représentation des Passions – l’habitude s’est prise à Paris dès 1380 d’en monter une tous les ans – et les mystères que l’on joue à grand renfort de machinerie et de figuration sont une catéchèse en action pour l’édification des pécheurs. Tout comme l’image de la mort, qui, de plus en plus, orne les livres d’heures, décore les murs des cimetières, surmonte les tombeaux et hante les esprits, est au service de la « bonne vie ». La macabre silhouette qui entraine pape, chevalier et vilain dans sa ronde égalitaire, le squelette décharné et grouillant de vers qui grimace sur les sépulcres, les cadavres desséchés qui invectivent les trois rois vivants insouciants, l’agonisant qui, sur son lit de mort, se dresse dans la confiance de sa prière, l’amé que se disputent sous les yeux du mourant les anges et les démons, tous ces visages de la mort prêchent la même leçon. Cette hantise de la faute, sans cesse ravivée, installe au cœur d’une religion paisiblement objectiviste le germe d’une piété plus individuelle et pus inquiète. L’imminence de la mort, sans cesse proclamée, place au centre des préoccupations de l’homme cette vie brève et menacée, mais si riche de fragiles saveurs, et ainsi prélude à la rage de vivre tout autant qu’elle introduit à l’art de bien mourir.