Le royaume et les principautés au XIIème siècle
Un territoire morcelé
La « France » au sens le plus large,
celle sur laquelle s’exerce théoriquement la royauté française au XIIème
siècle, est singulièrement différente de ce que nous avons l’habitude de
désigner sous ce nom. Plus étirée en longueur, elle englobe le comté de Flandre
au nord et celui de Barcelone au sud. Plus réduite en largeur, par contre,
puisque des pays comme la Lorraine, la Franche-Comté, le Jura, toute la vallée
du Rhône relèvent du Saint Empire ou de ses dépendances. En bref, un
royaume dont le centre de gravité se situe plus à l’ouest et plus au nord par
rapport à la configuration actuelle du pays.
A l’intérieur de ces limites, la diversité
triomphe. Le roi n’est qu’un prince parmi d’autres. Autour de son domaine
proprement dit – le France ou l’Ile-de-France – centré sur les régions situées
entre l’Oise et la Loire, s’agglutinent de vastes fiefs : duchés
d’Aquitaine, de Normandie, comtés de Flandre, de Bretagne, de Toulouse, etc.,
dont les titulaires sont souvent aussi puissants en hommes, en terres et en
revenus que leur suzerain. L’un d’eux même, devenu roi d’Angleterre, réunira
dans ces mains un ensemble incomparablement plus considérable et par la même
singulièrement menaçant. C’est dans ce cadre territorial que les rois vont
travailler à affermir leur pouvoir et à imposer, avec des fortunes diverses,
leur autorité de préférence à toute autre.
La dynastie capétienne
A ces progrès du pouvoir royal, certains éléments
sont d’ailleurs favorables. Ainsi entre 1060 et 1180, trois souverains
seulement occupent le trône de France. Règnes longs par conséquent, sans
problème de successions, grâce au sacre de l’héritier et à son association au trône
du vivant de son père. Philippe Auguste recueillera définitivement les fruits
de cette consolidation.
Pourtant, les personnalités des trois rois sont
très contrastées. Mais, plus ou moins consciemment, ils s’attachent tous trois
à maintenir, selon leurs moyens, une tradition ancienne, à poursuivre la
réalisation d’objectifs encore bien modestes.
Au fond, trois problèmes permanents s’imposent aux
souverains capétiens au cours de ces cent vingt années : l’extension et la
reprise en main de leur domaine propre, l’Ile-de-France d’abord, leurs rapports
avec les grands barons féodaux ensuite, leurs relations avec la papauté et
l’Empire enfin.
Le domaine royal
L’effort d’expansion est notable. A l’avènement de
Philippe 1er (1060), les possessions du roi se concentrent
essentiellement en trois noyaux principaux : celui du nord de la Loire,
avec Orléans comme centre et, vers l’est, un îlot autour de Sens ; celui
de la Seine, autour de Paris avec Saint-Denis et Poissy et, plus loin, Etampes,
Dreux, Melun ; enfin celui de l’Oise et de l’Aisne, autour de Senlis,
Compiègne, Quiercy et Laon. En une cinquantaine d’années s’y ajouteront
quelques acquisitions mineures dans l’ensemble, mais bien réparties et étoffant
la consistance du territoire antérieur. Sous Louis VI, les progrès sont plus
limités. Ils le sont encore davantage sous Louis VII et se résument en une
poussée au-delà de la Loire. L’agrandissement de leur domaine n’est qu’un
aspect de l’effort des rois. L’autre est celui qui consiste à y rétablir
l’ordre en mettant à la raison ces innombrables hobereaux, qui, du haut de leur
donjon de bois ou de pierre, narguent l’autorité, pressurent les paysans,
rançonnent les monastères. Philippe 1er et ses successeurs
s’efforcent de réduire un à un les barons et châtelains de l’Ile-de-France,
installés à Montlhéry, à Coucy, à Montigny, à Sancerre, à Pierrefonds. A la fin
du règne de Louis VII, l’objectif est atteint : le domaine de
l’Ile-de-France est définitivement soumis au roi et les descendants de ces châtelains
contre lesquels les Capétiens avaient si longtemps combattu vont passer à leur
service et fournir les agents dont les rois ont besoin pour faire exécuter leur
volonté.
Parallèlement à cette reconquête intérieure, un
effort de réorganisation se dessine du point de vue de l’administration du
domaine. La collecte des revenus, l’exercice de l’autorité, la levée du
contingent militaire et certaines prérogatives judiciaires sot, en effet,
confiés à des « prévôts ». Ils jouaient alors le rôle de gérants de
la fortune royale. Tout naturellement, ils tentèrent de rendre leur office
héréditaire. C’est pour éviter ce danger et conserver la haute main sur le
choix de ses représentants que le roi transforma l’institution au XIIème siècle
et mit désormais l’office aux enchères. Le roi conservait fermement en main la
gestion de son domaine et cette volonté devait trouver son expression
définitive avec l’institution des baillis sous le règne de Philippe Auguste.
L’entourage du roi : le palais
Pour traiter les grandes affaires du royaume, le
roi avait recours, conformément à la tradition carolingienne et féodale, à la
convocation de l’assemblée des grands personnages laïques et ecclésiastiques.
Mais, à partir du milieu du règne de Philippe 1er, ce sont désormais
les gens du palais qui s’occupent de la solution des affaires, de l’octroi des
faveurs royales, du jugement des procès.
Autour du roi apparaissent en pleine lumière les
officiers domestiques : le sénéchal, le connétable, le bouteiller, qui
commandent les chevauchées, administrent la maison royale, préparent les gîtes,
veillent aux récoltes ; le chambrier et les chambellans, qui gardent la
« chambre » où sont conservés robes, fourrures, armes, bijoux du
prince et son trésor ; le chancelier et les clercs, qui rédigent,
expédient et scellent les diplômes, de plus en plus nombreux ; les
chapelains, qui assurent le service religieux. Ces fonctions sont souvent
occupées par des seigneurs de petite noblesse ou par des clercs et des moines
d’origine très diverse, dont la carrière est mal connue. Les intrigues de toute
sorte y foisonnent. Aux cotés de ces officiers figurent les conseillers du roi,
ses « familiers ». Le plus célèbre d’entre eux est Suger (1081-1151),
conseiller et ami de Louis VI, tuteur de Louis VII.
Suger
D’humble extraction, Suger avait été élevé à
Saint-Denis en même temps que le futur Louis VI. Il occupe une place de plus en
plus grande parmi les conseillers du roi. Elu abbé de Saint-Denis en 1122, il
partage son temps entre son abbaye et le service du roi. Après la mort de Louis
VI, il continue à guider le jeune roi Louis VII. Ce dernier, au moment de
partir pour la Terre Sainte, lui confie la régence (1147-1149).
Prestige de la royauté
A sa mort, la situation est transformée ; le
prestige royal n’a pas cessé de grandir. Il est très significatif de constater
l’augmentation des actes émanés de la chancellerie royale. Progression
spectaculaire qui témoigne indiscutablement d’une participation de plus en plus
étendue du roi à la vie de son royaume tout entier.
Autre signe parallèle de cette prééminence
croissante : la promotion de Paris au rang de capitale. Jusqu’alors, les
rois sont restés itinérants. Il est certain que Paris, situé au centre d’une
région forestière fort giboyeuse et propice à la chasse, est déjà devenu le
séjour favori du roi Henri 1er, alors que son père Robert préférait
Orléans. Cette prédilection s’accentue sous Louis VI, qui voit dans l’abbaye de
Saint-Denis le « chef de son royaume ». Et davantage encore sous son
fils, qui tient la ville pour le siège obligé du royaume, puisque « c’est
là que vivaient d’habitude les rois de France, au dire des anciennes
chroniques ». Continuité d’une tradition, par conséquent, que matérialise
l’ancien palais dans l’île de la Cité, restauré sous Robert le Pieux, mais dont
les substructions remontent aux temps romain et mérovingien. Siège permanent de
la monarchie capétienne, où prélats et grands barons feront construire des
« hôtels » pour y résider.
Les grands fiefs
Cependant, le roi de France exerce des droits de
suzeraineté sur un territoire beaucoup plus vaste. Les grands féodaux qui se
partagent les différents ensembles territoriaux se considèrent bien maintenant
comme ses « hommes ». Les liens juridiques de l’hommage et du fief,
les serments prêtés à l’occasion de chaque succession expliquent comment les
Capétiens ont pu continuer de dominer, en théorie, des grands vassaux parfois
plus puissants qu’eux.
C’est que, en effet, les grandes principautés
féodales du royaume : Flandre, Anjou, Bretagne, Champagne, Bourgogne
et, à un moindre degré, dans le Midi, le duché d’Aquitaine et le comté de
Toulouse, ont été le théâtre d’une activité analogue à celle déployée par les
Capétiens dans leur domaine patrimonial. Des dynasties féodales se sont
fondées, les princes se sont constitués un domaine personnel considérable. Ils
le dotent d’une administration régulière. Sur le plan intérieur, les princes
s’efforcent, avec des fortunes diverses, de mater l’anarchie féodale. Ce labeur
incessant a des conséquences inattendues : il absorbe pour une large part
un dynamisme qui aurait pu se manifester à l’encontre des intérêts du suzerain.
C’est alors que s’échafaude, sous l’inspiration de Suger, la théorie de la
pyramide féodale.
La carte de la mouvance féodale subit quelques
modifications au XIIème siècle. Une perte sensible d’abord : en 1162, le
comte de Barcelone, Alphonse II, unit la couronne royale d’Aragon à son comté.
A partir de ce moment, lui et ses successeurs s’efforcèrent d’effacer le
souvenir de la suzeraineté que le roi de France exerçait sur la Catalogne et le
Roussillon. Après le concile de Tarragone (1181), ces pays échappent à la
mouvance française. Un gain modeste ensuite : le comté de Forez,
jusqu’alors fief d’Empire, finit par passer sous la suzeraineté française
(1167), permettant ainsi la future extension en direction du Rhône et préparant
la réunion de Lyon à la Couronne. Un échec lourd de conséquences, enfin :
l’Aquitaine. Le duc d’Aquitaine, Guillaume X, étant mort, sa fille et héritière
Aliénor épouse Louis VII, héritier du trône de France, qui succède à son père
la même année (1137). Après dix ans de mariage, le désaccord s’installa entre
les époux, au retour de Palestine, où la conduite d’Aliénor n’avait pas été
sans reproches. Passant outre aux conseils de Suger (mort en 1151) et aux
tentatives de réconciliation du pape, le divorce fut prononcé, sous prétexte de
consanguinité, le 18 mars 1152. Aliénor recouvrait sa liberté et son vaste
domaine échappait du même coup à l’héritage capétien.
Vassal ou rival ? Le duc de Normandie, roi
d’Angleterre
Dans ses rapports avec ses grands vassaux, un seul
danger a véritablement menacé la royauté française. La conquête de l’Angleterre
par le duc de Normandie, Guillaume, après la bataille d’Hastings (1066), posait
à la fois un problème de droit et un problème de fait. Problème de droit :
un des grands vassaux devenait roi à son tour et les relations vassaliques traditionnelles
prenaient ainsi une allure inattendue et délicate. Problème de fait :
solidement tenu en main et réorganisé avec efficacité, les nouveaux domaines
procuraient à celui qui n’était que « l’homme » du roi, une puissance
de loin supérieure. Les rois de France, de Philippe 1er à Louis VII,
n’avaient pas les moyens de s’opposer par la force aux ambitions du duc de
Normandie. Leur politique a consisté, d’une part, à maintenir et à faire valoir
leurs droits de suzerain, d’autre part à attiser les dissensions familiales
qui, à plusieurs reprises, opposèrent les rois d’Angleterre et ducs de
Normandie à leur turbulente progéniture.
« L’Empire angevin »
Cependant, les choses prirent une tournure
beaucoup plus grave à partir de la fin du règne de Louis VI. Comte d’Anjou, du
Maine et de la Touraine, Geoffroi le Bel avait épousé la veuve de l’empereur
Henri V, Mathilde, qui hérita de son père, le roi Henri 1er
d’Angleterre (1100-1135), les possessions de la monarchie anglo-normande. Il
réussit à se faire reconnaître duc de Normandie en 1144. A sa mort (1151), il
transmit à son fils, Henri Plantagenêt, une vaste principauté. En quelques
années, ce dernier se trouva à la tête d’un ensemble territorial extrêmement
étendu auquel on a parfois donné le nom d’« Empire angevin ». En
1152, il épousait Aliénor d’Aquitaine, qui venait de se séparer de Louis VII et
qui lui apporta la Guyenne et la Gascogne. En 1154, il devint roi
d’Angleterre ; en 1158, il contraignit le comte de Nantes, Conan, à
résigner son comté entre ses mains, forçant ainsi la porte de la Bretagne, où
il installa son fils Geoffroi quelques années plus tard.
Les réactions de Louis VII ne purent enrayer cette
ascension. Il fit bien constater la violation du droit féodal que constituait
le mariage sans son autorisation de la fille d’un vassal. Henri, refusant de comparaître
devant la cour royale, fut déclaré rebelle et ses biens furent frappés de
confiscation. Mais cette sentence, importante sur le plan juridique, ne fut
jamais exécutée et, dès 1154, le roi renonçait au titre de duc d’Aquitaine.
Jusqu’à sa mort, il allait recourir aux méthodes de ses prédécesseurs :
attiser les dissensions qui se produisaient entre Henri II et ses fils,
affirmer en chaque occasion ses droits de suzerain, toujours reconnus
d’ailleurs par son vassal. Au terme de vingt-cinq années de luttes, le traité
de Nonancourt consacrait la fermeté de la résistance capétienne face aux
entreprises Plantagenêt
Le roi et l’Empereur
Cette prééminence reconnue au roi de France par
les seigneurs de son royaume lui permit d’adopter une attitude indépendante à
l’égard de son voisin, l’empereur germanique. Au vrai dire, au temps de
Philippe 1er, l’empereur Henri IV était aux prises avec la papauté,
au plus fort de la querelle des investitures. En 1124, lorsque Henri V,
exaspéré du soutien apporté à Calixte II par Louis VI, veut intervenir dans les
querelles entre ce dernier et le comte de Blois. Menaçant le royaume
d’invasion, il annonce qu’il va détruire Reims. L’expédition punitive fit long feu :
Henri V ne dépassa pas Metz. Plus inquiétante par ses prolongements possibles,
la prétention de Frédéric Barberousse, à la supériorité de l’Empereur sur ces reguli,
petits rois des provinces de l’Empire. Menace théorique, à laquelle répond le
souci capétien de se rattacher à la famille de Charlemagne par le mariage avec
Adèle de Champagne, d’ascendance carolingienne.
Le roi et la papauté
Envers la papauté, les rois de France témoignèrent
continuellement d’une fidélité exemplaire, même s’ils n’appliquèrent pas
toujours avec enthousiasme les principes de la réforme grégorienne dans leur
royaume. Les papes trouvèrent toujours un refuge assuré auprès des Capétiens,
un appui aussi contre leurs rivaux à la chaire de saint Pierre.
De leur coté, ils ne ménagèrent pas les
interventions décisives quand les circonstances l’exigeaient. Fait
significatif, c’est à Clermont qu’Urbain II prêche la Croisade en 1095. Il y
donne en même temps valeur universelle à la trêve de Dieu. Louis VII prend la
croix et c’est l’éloquence de saint Bernard qui soulève à Vézelay (1146)
l’enthousiasme des assistants et lance le mouvement de la deuxième croisade.
L’échec relatif de cette expédition n’entame pas d’ailleurs les excellentes
dispositions de la papauté.
Un bilan positif
Aux environ de 1180, le bilan est, tout compte
fait, largement favorable : le souverain capétien a réalisé dans
l’ensemble de substantiels progrès. Dans son domaine particulier de
l’Ile-de-France, agrandi, pacifié, mieux administré et désormais centré sur
Paris, la « capitale » qui s’affirme. Dans son prestige de roi,
suzerain de grands vassaux. Par contre, la menace anglo-angevine demeure
pressante et, sur le plan international, le roi doit une grande part de son
crédit à l’appui de la papauté. Lorsque Philippe Auguste monte sur le trône,
des forces nouvelles sont en place dont il saura diriger l’élan pour asseoir
définitivement le prestige de la royauté française.