Le monachisme dans l'Occident médiéval


Texte de Ivan GOBRY, extrait in La Civilisation Médiévale.



Le monachisme au Moyen Age ancien (VIe-IXe siècles)

L’idéal monastique

Le monachisme a été le plus grand phénomène spirituel du Moyen Age, qui a baigné toute sa civilisation. Il plonge ses racines dans les profondeurs de l’Antiquité chrétienne, a commencé de se diffuser dès l’époque apostolique, avec une continuité ininterrompue, a couvert toute l’Europe et s’est sans cesse renouvelé sous les formes les plus diverses. Il est né en Orient, parce que l’Orient est le berceau du christianisme, et, répandu dès le Moyen Age ancien en Occident, y a gardé les mêmes inspirations qu’à ses origines.

La pensée monastique, qui sert de fondement à ce gigantesque édifice, provient du même idéal de sainteté que dans l’ensemble de l’Eglise ; elle est inspirée par le même esprit que les formes séculières, qui sont d’ailleurs toute proche d’elle ; l’érémitisme, notamment, est le point de départ du cénobitisme, qui se forme tardivement ; et quand, à partir du Moyen Age ancien, le monachisme est constitué par le seul cénobitisme, c’est-à-dire par la vie communautaire régie par une règle, l’érémitisme demeure comme un rameau détaché, vécu par les séculiers qui n’ont, au contraire des moines, ni règles, ni vœux, ni supérieurs. Durant tout le Moyen Age, il y aura entre la cité séculière et les petites cités monastiques une perpétuelle osmose, en même temps que des formes intermédiaires.

Quand aux fondements, la principale différence est la leçon tirée de l’Evangile. Jésus énonce d’une part des commandements inconditionnels, qui obligent tous ceux qui se réclament de lui ; ce sont les préceptes évangéliques, qui visent la fin même de la vie évangélique : amour de Dieu et du prochain. Il énonce d’autre part l’incitation à des pratiques facultatives ; ce sont les conseils évangéliques. Parmi ceux-ci figurent en première place les vertus qui font l’objet des vœux de religion : la pauvreté, qui consiste à ne rien posséder personnellement, et à être attaché intérieurement à aucune chose terrestre ; la continence, qui consiste à n’avoir aucune activité sexuelle, même la plus légitime ; l’obéissance, qui consiste à renoncer à la libre disposition de son temps, et à adopter une règle de vie au sein d’une communauté, sous l’autorité d’un supérieur, qui n’est lui-même que le gardien de la règle, à laquelle il est assujetti.

Il n’y a aucune opposition entre le précepte et le conseil : ils tendent à la même fin, bien qu’empruntant des moyens différents. Leur association affirme dans l’homme une double liberté spirituelle : une première liberté, toute morale, qui consiste à choisir entre le bien et le mal ; une seconde, toute surnaturelle, qui consiste à choisir ce qui n’est pas exigé, à vouloir plus que l’obligatoire.

La différence fondamentale qui existe entre le moine chrétien et les ascètes d’autres religions, notamment le bouddhisme, c’est l’idéal visé. Les moines chrétiens, à quelque règle et quelque siècle qu’ils appartiennent, ont ceci d’essentiel qu’ils ont voulu reproduire en eux les traits de Jésus-Christ. Et ce qu’il y a de spécifiquement remarquable dans le projet du moine, c’est son imitation du Christ souffrant.

En cela, le moine est un martyr, martyr de sa propre main et au long de toute sa vie. Il y a deux façons de donner sa vie : en un instant, dans l’immolation ; au jour le jour, dans une offrande permanente. Les martyrs avaient choisi la première forme ; les moines adoptèrent la seconde.

Après la victoire de Constantin et son édit tolérance (Milan, 313), les persécutions cessaient soudain. Un certain nombre d’entre eux décidèrent, ne pouvant plus suivre la Christ dans sa mort, de le suivre dans sa passion, dans une passion permanente.

Quand les chrétiens ne furent plus humiliés et menacés, leur nombre s’amplifia, et du même coup leur qualité régressa. Les nouveaux chrétiens, entourés de mauvais exemples, formèrent des communautés décadentes, et les plus fervents ne reconnurent plus l’esprit de l’Evangile. De là naquit l’idéal du désert : c’est là seulement, à l’égard de la foule qui distrait et des plaisirs factices, que l’âme peut librement s’occuper de Dieu seul. Aussi vit-on, dès le IVe siècle, les déserts d’Egypte et de Palestine se peupler d’hommes, et même de femmes, qui, fuyant l’air irrespirable de la société dégradée, y trouvaient le lieu propice à y exercer les vertus évangéliques.

Au désert, l’occupation principale du moine est d’abord ce qu’elle restera dans les communautés cénobitiques, mais rigoureusement organisée : la prière.
Ce qui fit la réputation, aux yeux du monde, des moines d’Orient, ce fut, beaucoup plus que la permanente prière, leur effrayante ascèse. Et d’abord par le jeune, qu’ils poussèrent jusqu’aux limites des possibilités humaines. Une autre privation était celle du sommeil.

Enfin, une pénitence plus variée, assortie aux occupations et aux forces de chacun, était le travail.

En fait, le monachisme s’est manifesté bien avant la fin des persécutions. Les premiers moines ont été certainement les ascètes, dits encore continents, qu’on trouve dès le IIe siècle. C’étaient des hommes qui se retiraient à l’écart des villes ou des bourgs pour y mener une vie pauvre, mortifiée, laborieuse et priante, en méditant l’Evangile. Ce sont eux qui, effectivement, ont été les premiers désignés par le nom de moines (monachoi : solitaire et sans famille). L’ermite donne donc au mot sa double signification : solitaire et célibataire, deux façons être seul. Au IIIe siècle, ce type d’homme consacré à Dieu est répandu dans tout l’Orient. Il est reconnu officiellement par l’Eglise, porte un habit distinctif, et tient une place d’honneur dans les cérémonies religieuses. Il suivait d’ailleurs assidûment les offices dans la cathédrale et dans une basilique, ce qui lui faisait préférer habituellement la ville.

L’anachorète, lui (du grec anachoréo : s’écarter, se retirer) était au contraire celui qui vivait loin des lieux habités.

Les cénobites vivaient en commun, dans les mêmes bâtiments, obéissant à la même règle et à un même supérieur, célébrant les offices du chœur. Ce fut chez les hommes la forme la plus tardive de monachisme.

Les moines du Moyen Age occidental connaissaient fort bien la vie et les règles de leurs devanciers de l’Orient, grâce à des sources assez abondantes, presque toutes traduites du grec en latin.

L’époque mérovingienne

La multitude des règles adoptées au début du Moyen Age traduit la dispersion des initiatives : chaque fondateur est un législateur. Ou bien, il connaît les règles originelles de l’Egypte et il innove en adaptant les pratiques au lieu et au climat ; ou bien il ne cherche aucun modèle antérieur, et se fie, pour fixer des observances, à la ferveur et à une pratique qui, après quelques tâtonnements, aboutit à une codification ; c’est le cas surtout des ermites qui, se trouvant à la tête d’un groupe de disciples, se voient obligés de donner à cette communauté nouvelle un programme de vie.

Il y eut certes, dans ce sens, un monachisme spontané, chez les Barbares nouvellement convertis. Mais, pour l’ensemble de la Gaule, l’institution monastique s’enracine dans la tradition gallo-romaine. L’Auvergne, avec ses impénétrables forets, offrait aux âmes éprises de solitude des ressources inépuisables. On y note une présence monastique dès le IIIe siècle. Ces sortes d’établissements se multiplient ensuite dans ce diocèse à la fin du IVe siècle. Il est vain, après cela, de nous montrer dans saint Martin de Tours l’initiateur des Gaules au monachisme.

Quand donc Clovis entre dans l’Eglise, il trouve sur cette terre gauloise dont il fait son royaume une abondance de modèles pour inspirer son zèle fondateur, ne serait-ce que celui de Saint-Martin de Tours, bâti sur la tombe du grand évêque, pour lequel il manifeste une vive dévotion.

Les fils de Clovis, malgré leur vie peu édifiante, tinrent à imiter leur père.
Plus abondantes encore que les fondations royales fussent celles qu’on pourrait appeler par génération spontanée.

Au VIIe siècle, on voit les grands seigneurs mérovingiens se faire eux-mêmes abbés des monastères qu’ils fondent.

En moins de deux siècles, ce furent ainsi plusieurs centaines de monastères qui s’élèvent dans le Regnum Francorum. Il sévissait, dans les règlements qui les gouvernaient, la plus grande anarchie. Les évêques tinrent à imposer quelques éléments unificateurs. Au concile national des Gaules, convoqué en 511 par Clovis à Orléans, ils adoptèrent plusieurs canons concernant la vie religieuse.

Un problème important, qui réclamait être résolu au plus haut niveau, touchait la compatibilité de l’état monastique et de l’état clérical. Rien n’avait été fixé dans ce domaine en Orient. Le pape bénédictin Boniface IV fit adopter un canon qui devint définitif : les moines avaient le droit d'être ordonnés prêtres et évêques.

Le monachisme celtique fut, lui aussi, tributaire de la tradition romaine. Le premier moine irlandais fut saint Kiaran ; il se fit ermite et fonda l’abbaye de Saghir ; ce fut là que saint Patrick le trouva et qu’il l’ordonna évêque Saint Patrick n’était pas irlandais ; il était né en 389 dans île de Bretagne ; quand il alla évangéliser l’Irlande, il était à la fois moine et évêque ; peut-être avait-il acquis cet état de moine, comme plusieurs l’ont imaginé, à l’abbaye de Lérins ; de toute façon, il demeura de nombreuses années à Auxerre dans l’ombre de saint Germain, et ce fut avec une véritable formation théologique et disciplinaire qu’il établit en Irlande, à Armagh en 443, sur les terres du roi Oriel, son premier monastère.
Dès le VIe siècle, l’Irlande était couverte de monastères de l’un et l’autre sexe. Comme ces initiatives étaient, à l’origine, éparses et sans lien mutuel, le nombre des règles fut d’abord abondant.

Il n’est pas possible de connaître l’origine du monachisme dans île de Bretagne, car les invasions saxonnes, puis angles, en détruisirent à la fois les bâtiments et les sources manuscrites de leur histoire. Dès la fin du Ve siècle, cette histoire se condense en Cambrie, où se sont réfugiés les moines qui n’ont pas été massacrés par l’envahisseur. Le premier nom important que nous trouvons dans les annales de cette province est celui de Tathai, qui établit à la fin du Ve siècle l’abbaye de Gwent, au sud-est de la Cambrie. Parmi la noblesse du pays se distinguait Cadoc (mort en 512), fils du roi Gundlee ; il édifia non loin de là l’abbaye de Llan Carvan, qui à son tour ouvrit une école, de laquelle sortit une pléiade de saints et de fondateurs.

Le plus important de ceux-ci fut saint Iltut (410-510), créateur du monastère et de l’école de Llan-Iltut. Entre autres disciples merveilleux en sortit saint David.
A son tour, un disciple de David, saint Kentigern (mort en 601), lui vint de Glasgow, où subsistait, à l’écart des Angles, la vie monastique implantée par saint Servan au début du VIe siècle.

Le monachisme armoricain, lui, fut importé de Cambrie, car, au Ve siècle, la Gaule chrétienne n’exerça aucune influence sur la presqu’île, qui demeura païenne jusqu’à ce que les Bretons y émigrassent et lui donnassent leur nom. Ceux-ci eurent deux raisons successives de s’implanter en Armorique ; la première, dans la seconde moitié du IVe siècle et au début du Ve, fut les ravages incessants qu’exerçaient sur leur sol les bandes pillardes venues par mer d’Irlande et de Calédonie ; la seconde, à la fin du Ve siècle et durant le VIe, fut l’invasion anglo-saxonne.

De la première émigration bretonne date, dès le début du Ve siècle, la colonie anachorète établie dans île des Lauriers, voisine de celle de Bréhat.

Dans la deuxième vague des émigrants gallois, l’école de Lan-Iltut fut la pépinière d’où sortirent les autres fondateurs du monachisme armoricain.

On possède peu d’éléments sur l’origine du monachisme espagnol. Un premier monastère, Asane, au cœur des Pyrénées, eut pour fondateur au début du VIe siècle saint Victorien, dont on ne sait s’il venait de Provence ou d’Aragon.

Le premier législateur de la vie monastique fut saint Donat, originaire d’Afrique du Nord, où il fut d’abord ermite puis abbé. Chassé par l’invasion arabe, il se réfugia dans la région de Valence, et éleva vers 550 un monastère à Servit, sur la Turia.

La règle de saint Léandre (mort en 601), évêque métropolitain de Séville, est une des rares règles qui, à l’instar de celle de saint Césaire, soit destinée aux femmes.

Le successeur de Léandre sur le siège de Séville fut son propre frère, l’une des gloires de l’Espagne médiévale, saint Isidore (mort en 636). Il écrivit à son tour une règle monastique destinée aux hommes. Il commence par la construction du monastère, avec la place de chaque élément. On passe à l’élection de l’abbé. L’admission des moines fait l’objet de multiples précisions. Le travail et les heures canoniales sont réglés avec minutie, ainsi que les repas, l’habit, les funérailles.

De nouvelles règles furent rédigées par saint Fructueux (mort en 665). Il commença par faire édifier un monastère nommé Complute, pour lequel il écrivit une règle. La règle de Complue est inspirée en grande partie de celle de saint Benoît.

En Angleterre prévalut le monachisme romain, qui se signale non pas, comme sur le continent, par des origines érémitiques, mais par fondation immédiate, habituellement initiative royale. Une autre caractéristique est l’importance, dès le départ, des monastères féminins, dus eux aussi à des décisions royales.

L’assemblée de Whitby, en 664, convoquée par le roi Oswy de Bernicie, décida que tous les monastères d’Angleterre adopteraient les usages romains et la règle de saint Benoît.
Ce fut par le monachisme anglais que la règle de saint Benoît passa en Germanie. Le monachisme germanique sera désormais bénédictin.

Saint Colomban (543-615) et sa règle

Il revenait pourtant à un prince irlandais, Colomban, de répandre le monachisme celtique sur le continent. Moine à Cluain Inis (« le Cloître de l’Ile »), il obtint de son abbé l’autorisation de partir avec douze compagnons pour entreprendre la conversion des Barbares du continent. Ils abordèrent l’Armorique mais ce n’était pas une terre à évangéliser. Ils gagnèrent donc l’Austrasie, où le roi Sigebert II leur abandonna un quartier de la grande forêt au sud des Vosges où ils érigèrent trois monastères : Anegray, Luxeuil et Fontaine. Cette région ayant passé au royaume de Bourgogne, Colomban fut chassé par Brunehaut avec ses moines irlandais. Echappant à Nantes à leurs gardiens au moment d’être embarqués pour l’Angleterre, les proscrits traversèrent la Neustrie, arrivèrent à Metz, où le jeune roi Thibert mit un vaisseau à leur disposition. Ils descendirent la Moselle jusqu’à Coblence, puis remontèrent le Rhin jusqu’au confluent de l’Aar et de la Limmat, et continuèrent leur chemin par voie terrestre. Longeant le lac de Constance, ils élevèrent un monastère à Brégenz, où ils convertirent les païens. Mais, s’estimant menacés à nouveau par Brunehaut, sur les terres de laquelle ils se trouvaient, ils le quittèrent, laissant seul leur frère Gall, autour de l’ermitage duquel s’élevèrent l’abbaye et la ville de Saint-Gall. Ils prirent le chemin de l’Italie ; parvenus à Milan, Colomban fut accueilli par le roi lombard Agilulf, converti de l’arianisme au catholicisme, et qui leur abandonna le domaine de Bobbio, où il édifia un nouveau monastère, et mourut un an après, en 615.

Pendant son séjour à Luxeuil, Colomban avait écrit dès 593 une règle, inspirée par celle de Bangor qu’il venait de quitter. Elle est courte. Un premier chapitre est consacré à l’obéissance, première vertu monastique ; un deuxième au silence ; un troisième à la nourriture, où l’on apprend que l’on fait un seul repas, le soir, fait de légumes et de pain ; un quatrième à la pauvreté du corps et de l’esprit ; un sixième à la chasteté. Après cette partie qui traite de la spiritualité du moine, vient celle des observances liturgiques. Il faut en retenir la longueur des offices nocturnes, qui occupent toute la nuit.

Un dernier chapitre disserte de la discrétion, c’est-à-dire du discernement et de la modération qu’il faut apporter dans l’application rigoureuse de la règle, afin de ne pas tomber dans le découragement et la maladie. A cela s’ajoute un Pénitentiel, recueil de sanctions à appliquer à chaque faute commise contre la règle.

La règle de Colomban n’était destinée qu’à Luxeuil et à Bobbio. Ce furent les disciples qui établirent des monastères sous la règle de leur maître, et d’ailleurs sans sa délégation ni son assentiment.

A partir de 616, un an après la mort de son auteur, la règle commença être transformée ; trente ans après, cette règle bâtarde, corrigée par celle de saint Benoît, deviendra majoritaire ; un siècle plus tard, la règle de saint Colomban aura disparu et sera remplacée par celle de saint Benoît Reste à explique ce phénomène.

La prédominance du monachisme bénédictin

Saint Benoît de Nursie a mérité être appelé « le patriarche des moines d’Occident ». Et pourtant, rien, pendant le siècle qui suivit sa mort, ne semblait présager ce titre. Fils d’une grande famille d’Italie centrale, il se consacra dès l’adolescence à la vie solitaire dans le Latium. Des disciples l’ayant rejoint, ils bâtirent ensemble un monastère, ou plutôt douze petits ermitages dont il était le supérieur. Un prêtre hargneux se mit à persécuter les pénitents, qui quittèrent les lieux et allèrent se fixer sur le mont Cassin, dans les ruines d’un temple naguère consacré à Apollon. Quand ils eurent élevé là un grand monastère, Benoît écrivit pour lui une règle, qu’il faut dater de 535, c’est-à-dire soixante ans à peu près avant celle de Colomban. Mais de même que, à l’origine, la règle de Colomban ne fut destinée qu’à Luxeuil, celle de Benoît ne le fut qu’au Mont-Cassin et à ses quelques succursales.

Ainsi, la règle de saint Benoît, écrite pour quelques monastères italiens, n’avait aucune ambition de se répandre dans l’Europe entière. Et d’ailleurs, en 589, soixante ans après sa fondation, les Lombards détruisirent le Mont-Cassin ; ses moines eurent le temps de s’enfuir et se réfugièrent à Rome, où le pape Pélage II, prédécesseur de saint Grégoire le Grand, leur abandonna un bâtiment près de son palais. La règle du Mont-Cassin devint celle de Saint-Jean de Latran. Grégoire, devenu abbé de Saint-André de Rome adopta aussitôt la règle de saint Benoît pour son monastère (539). Il est fort possible qu’à ce moment deux monastères dans toute l’Italie fussent soumis à la règle bénédictine. Mais Grégoire envoya son ancien prieur Augustin avec quarante moines évangéliser l’Angleterre et, en 664, tous les monastères de l’île de Bretagne étaient bénédictins.

En Gaule, la progression de la règle bénédictine alla beaucoup plus lentement ; car la rivalité entre les règles était nettement plus forte, le territoire étant peuplé de centaines de monastères, et la règle de saint Colomban venait d’y acquérir une notoriété exceptionnelle. Le premier monastère fondé sous la règle de saint Benoît restera longtemps seul de son espèce. Il avait pour auteur un disciple de saint Benoît, saint Maur, son prieur au Mont-Cassin, qui pénétra dans le royaume franc en 540. Le comte Florus, compagnon de Thibert 1er d’Austrasie, lui octroya la terre de Glanfeuil en Anjou, et Maur donna à son petit monastère la règle de son père Benoît.

Mais le déclin de la règle de Colomban va constituer un appel à celle de saint Benoît En 628, le pape Honorius avait adressé à saint Bertufle, abbé de Bobbio, un bref qui ordonnait à sa communauté de « vivre sous la double règle de Benoît et de Colomban ». Dès ce moment, les évêques francs, fils soumis du Saint-Siège, ordonnèrent aux abbés colombaniens de transformer en ce sens la discipline de leurs communautés.

Jusque-là, la règle de saint Benoît avait servi d’élément correcteur pour celle de saint Colomban, bien que plusieurs monastères l’eussent adoptée. En 659, au concile d’Autun, les évêques francs la reconnurent comme règle à part entière, capable de servir seule de loi au gouvernement d’un monastère. Aussitôt, elle fut adoptée par les plus célèbres abbayes du royaume franc. De telle sorte que la règle de saint Colomban disparut en douceur. En 745, le concile de Soissons, constatant cette disparition, loin de laisser le choix d’une règle aux monastères, leur imposa celle de saint Benoît.

Comment expliquer cette rapide disparition des multiples règles monastiques de l’Occident, et leur remplacement par une seule ? Celle-ci à la fois la plus simple et la plus équilibrée : la plus humaine. La règle de saint Colomban, comme les règles celtiques dont elle est issue, comme les règles lériniennes inspirées par celles de l’Orient, sont destinées à des natures d’élite, à des géants spirituels qui doivent être bien souvent des organismes exceptionnels ; quand elles réclament l’obéissance du commun du hommes, il faut trop souvent leur apporter des adoucissements. En outre, ces règles, ou bien noient la vie quotidienne dans une surabondance de petits préceptes, ou bien au contraire elles laissent dans l’ombre des détails importants. De même pour l’équilibre entre les prescriptions et les explications, entre la lettre et l’esprit. Saint Benoît a connu toutes ces règles antérieures ; il les a méditées ; il leur a pris ce qu’elles avaient de meilleur, pour constituer un ensemble simple et harmonieux, rigoureux, mais adapté aux forces humaines, pleine de sévérité en même temps que pleine de miséricorde.

La réforme de saint Benoît d’Aniane (750-821)

Celui que nous connaissons sous le nom de Benoît d’Aniane était un noble d’origine wisigothique. Il fut envoyé à la Cour du roi Pépin, où il remplit l’office d’échanson, et il resta en fonction sous Charlemagne. En 773, il demanda son admission à l’abbaye de Saint-Seine. Sept ans après, il fut élu pour remplacer l’abbé défunt ; mais ne parvenant pas à rétablir la discipline dans sa communauté, il la quitta bientôt, et alla vivre en ermite sur une des ses terres septimaniennes, Aniane ; son exemple suscita quelques disciples, puis un grand nombre. Il fallut construire un monastère, où l’abbé imposa des observances effrayantes (782), bien que plaçant sa communauté sous la règle de saint Benoît.

Entre cette date et 814, Benoît fit encore passer onze monastères sous son obédience. La plus retentissante de ces fondations fut Gellone.

La réforme que Benoît d’Aniane venait d’opérer dans les différents monastères qui lui étaient soumis fut connue de Louis le Pieux, alors roi d’Aquitaine, qui le nomma supérieur de tous les monastères de son royaume. Prenant sa tache au sérieux, Benoît fit la visite de tous les monastères d’Aquitaine, et força, au nom du roi, ceux qui n’avaient pas adopté la règle de saint Benoît à la faire aussitôt ; quant à ceux qui la suivaient déjà, il les invita à l’appliquer d’une façon rigoureuse Quand Louis succéda à Charlemagne, il fit de Benoît un inspecteur de tous les monastères de l’Empire. Sous son inspiration, Louis promulgua le capitulaire d’Aix-le-Chapelle, qui établit les devoirs des abbés et le régime des abbayes. Non seulement une règle unique doit régir tous les monastères, mais cette règle doit y être appliquée uniformément, « dans tous les détails ».

Ce règlement, qui comprend quatre-vingts articles, interprète et précise la règle bénédictine sur de nombreux points qui étaient laissés jusque-là à la discrétion de l’abbé.

Les monastères grecs

Chez les moines grecs d’Orient, deux événements importants sont à signaler du VIIIe au XIe siècles : la persécution iconoclaste et les fondations du mont Athos.

Durant la persécution déchaînée de 716 à 842, les moines grecs se firent les héroïques défenseurs du culte des images.

Le mont Athos, dont les héritiers subsistent aujourd’hui, est une presqu’île de Chalcidique, dans la mer Egée, qui mesure cinquante kilomètres de long sur six de large. Et s’il est établi, à partir du IXe siècle, une confédération monastique, qui compte vingt établissements. Chacun d’entre eux forme un ensemble, dont l’élément le plus important est le grand monastère.

Il y eut des moines grecs d’Occident. En effet, l’Italie méridionale et la Sicile avaient été occupées du VIe au XIe siècles par Byzance.
On trouvait aussi des monastères byzantins dans les évêchés latins.

Le monachisme au Moyen Age récent (Xe-XIVe siècles)

L’ordre de Cluny

La réforme clunisienne est née de la désolation de l’Europe au siècle de Fer. Sous Pépin, Charlemagne et Louis le Pieux, le monachisme avait bénéficié de deux puissants avantages : la concentration du pouvoir politique et la paix intérieure. Ces deux avantages s’effritèrent avec l’anarchie carolingienne. En outre, l’appropriation des monastères par les laïcs, préfigurant la commende, introduisit le relâchement dans la discipline.

A ces maux, qui n’étaient pas catastrophiques, s’ajoutèrent bientôt les désastres militaires. Les hordes sarrasines, en Aquitaine et dans la vallée du Rhône, se firent un devoir d’anéantir tous les monastères qui se trouvaient sur leur passage, et les moines donnèrent leurs noms à un long martyrologe.

Après les Sarrasins ce sont les Normands. Ces dévastations continuèrent jusqu’au début du Xe siècle. La paix revint avec le traité de Saint-Clair, mais il fallait tout reconstruire, recruter et réinstaurer la discipline.

Il fallait aussi trouver de nouveaux abbés pour faire renaître la ferveur. Ce fut l’œuvre de Cluny, qui apporta à l’institution monastique un souffle sans précédent ; deux siècles après son apparition, le nouvel ordre comptera près de mille deux cents monastères, dont neuf cents en France.

En 909, Guillaume 1er le Pieux, duc d’Aquitaine, comte d’Auvergne et de Toulouse et marquis de Gothie, fit dont de la terre de Cluny, sise dans le comté de Macon, dont il était aussi l’héritier, à Bernon, abbé de Gigny. Par la suite, le duc Guillaume joignit à ce don les terres de Mainsac et de Sauxillanges en Auvergne, et de Massay en Berry ; Ebbes, seigneur de Déols en ce même Berry, abandonna son château ; Aymard, seigneur de Bourbon et comte d’Autun, offrit le domaine de Souvigny. Sur toutes ces terres, Bernon édifia des monastères, et mourut dix fois abbé (927). Par testament, il en divisa l’obédience, laissant le gouvernement de Cluny, Massay et Déols à Odon.

Odon (927-942) ne se contenta pas d’ajouter à ces monastères seize autres, par fondation et par réforme ; il rédigea les constitutions de la nouvelle congrégation, mélange des statuts imposés par saint Benoît d’Aniane, d’observances propres à ses divers monastères et d’articles ajoutés de sa propre inspiration. Le nouvel abbé donna un soin tout spécial au chant liturgique. Le silence était absolu. L’amour des pauvres était la règle.

Avant de mourir, Odon désigna pour lui succéder Aymard (942-965). Six ans après son entrée en fonction, il était aveugle ; mais, abbé à vie, il se refusa à abdiquer. Les capitulaires choisirent le jeune Mayeul, bibliothécaire de Cluny ; ce fut lui qui administra l’ordre. Quant Aymard mourut, Mayeul exerça son autorité avec succès pendant près de trente ans (965-994). Grâce à Otton le Grand, qui l’honora de son amitié, il fit pénétrer son ordre en Italie. Les Clunisiens relevèrent les abbayes de Lérins, détruite par les Sarrasins, de Marmoutier, désolée par les Normands ; mais surtout, ils écartèrent les seigneurs, laïques ou ecclésiastiques, qui s’étaient emparés des monastères. Partout, celui-ci installa des moines de Cluny et restaura la discipline.

L’essor de Cluny résulta en grande partie non seulement de la ferveur de ses abbés, mais de la longueur de leurs abbatiats, qui leur permettait d’affermir leur autorité et de mener une œuvre de longue haleine. Saint Mayeul, si nous comptons la période où il fut coadjuteur, exerça le pouvoir pendant quarante-six ans. Ses successeurs firent mieux : saint Odilon (994-1049) le garda durant cinquante-cinq ans et saint Hugues (1049-1109) durant soixante. Ainsi, fait unique dans les annales de l’histoire monastique, Cluny eut à sa tête, en un espace de cent soixante et un ans, trois abbés successifs, tous trois pénétrés de leurs devoirs et remplis d’un zèle ardent pour la réforme religieuse. Ces abbés avaient aussi le don de choisir des successeurs dignes d’eux dès leur jeunesse.

Quand l’ordre de Cluny fut devenu un empire, avec des monastères, des domaines, des villages entiers, des églises, des fermes, des granges, des ateliers répandus sur l’Europe entière, le chapitre général ne devait pas désigner seulement pour abbé un saint et un bon administrateur ; il lui fallait aussi poser devant les seigneurs, les rois, l’empereur, un homme sorti de la haute noblesse et capable ainsi de déployer un prestige qui lui permettait de défendre les droits de l’ordre. Là encore la féodalité intervenait. Odilon était le fils d’un puissant seigneur d’Auvergne. Hugues appartenait à une famille apparentée aux ducs de Bourgogne.

Cette continuité de l’abbatiat avait été la première cause de la ferveur et de l’influence de Cluny au XIe siècle ; au XIIe, sa décadence fut en grande partie provoquée par la situation contraire : il connut successivement douze abbés, dont neuf en quarante-deux ans (1157-1199). Dans Pons de Melgueil (1109-1122), successeur de saint Hugues, les capitulaires virent l’importance politique, en oubliant la sainteté personnelle.

Ce qui devait être un instrument de la réforme et de la sanctification de son ordre fut pour Pons la cause de sa chute.

Son orgueil lui aliéna l’estime de ses subordonnés, ses prétentions provoquèrent l’inimitié des grands, sa cupidité, qui lui faisait confisquer des revenus évêchés, lui valut le désaveu du Saint-Siège. Calixte II le destitua et demanda aux Clunisiens de procéder à l’élection d’un nouvel abbé.

Les capitulaires choisirent d’abord un vieillard, Hugues, abbé de Marcigny, qui mourut au bout de trois mois ; puis Pierre de Montboissier (1122-1157), qui allait renouer avec la tradition clunisienne, et devait être appelé, de son vivant, Pierre le Vénérable.

Le gouvernement de Pierre le Vénérable, qui dura trente-cinq ans, fut pour Cluny une période de redressement. Mais après sa mort, le désordre s’y introduisit à cause de la fugacité des abbatiats. Néanmoins, l’abbaye mère continua à vivre avec régularité. Mais dès le XIe siècle, des ordres réformateurs étaient venus accaparer la ferveur des âmes avides d’absolu.

Les ordres réformateurs des XIe et XIIe siècles

Différents ordres réformateurs :

-          l’ordre camaldule, institué en Italie par saint Romuald (né vers 950 à Ravenne) au début du XIe siècle
-          l’ordre de Vallombreuse, établi par un disciple de saint Romuald, saint Jean Gualbert (né vers 995 à Florence), au milieu du XIe
-          l’ordre de Monte Vergine, fondé par saint Guillaume de Verceil (né vers 1085) dans la première moitié du XIIe siècle
-          l’ordre de Pulsano, qui eut pour instituteur saint Jean de Matera (première moitié du XIIe siècle)
-          l’ordre des Humiliés, institué par Jean de Méda dans le second XIIe siècle
-          les Guillelmites établis en Italie par un saint français, Guillaume de Maleval (XIIe-XIIIe siècles)
-          l’ordre de Flore, fondé par Joachim (né vers 1133 en Calabre) fin XIIe siècle
-          l’ordre cartusien, fondé par saint Bruno
-          l’ordre de Grandmont, initié par saint Etienne de Muret (né à Thiers en 1046)
-          l’ordre de Fontevrault, établi par le bienheureux Robert d’Arbrissel (né vers 1046)
-          l’ordre de Savigny, par le bienheureux Vital de Mortain (1050-1122)
-          l’ordre de Tiron, par Bernard de Tiron (né à Abbeville en 1046)

L’ordre de Cîteaux

L’ordre de Cîteaux n’est pas né, comme on l’a trop dit, de la décadence de celui de Cluny. Il n’était pas besoin de ce contre-exemple pour entraîner ces fondateurs à renouveler la vie monastique. Ni saint Robert, le merveilleux fondateur de Cîteaux, ni ses successeurs immédiats n’avaient eu l’occasion, semble-t-il, de se choquer des mœurs des Clunisiens ; leur idéal de perfection n’avait pas à être excité par le scandale de moines indignes ; et si Robert a abandonné Molesmes (qui n’était pas clunisienne) pour édifier Cîteaux, ce ne fut pas comme une réplique, mais parce que, cherchant toujours un lieu plus parfait, il fuyait tout ce qui n’était pas à sa convenance. Si Cluny n’avait pas existé, Robert aurait tout de même fondé Cîteaux.

Né en 1017, il entra dès l’age de quinze ans à l’abbaye de Montier-sur-Celle, dont il fut bientôt prieur, fut élu abbé de Saint-Michel de Tonnerre, qu’il abandonna parce que les moines étaient rétifs à une réforme, puis appelé, pour être leur supérieur, par les sept ermites de Collan, solitude dans une foret de Tonnerre ; avec eux, et de nouvelles recrues, il édifia en 1075 au bord de la Laigne, grâce à une donation du comte Simon de Crépy, le monastère de Molesmes, sous la règle de saint Benoît Sa réputation de sainteté était grande ; du même coup affluèrent les dons ; les pauvres moines devinrent riches, et se relâchèrent. Robert, ne parvenant pas à leur faire retrouver leur ferveur primitive, les abandonna pour vivre avec quatre disciples dans la solitude. Les religieux de Molesmes se plaignirent à l’évêque de Langres Robert de Bourgogne, qui ordonna aux fugitifs de réintégrer leur monastère.

A nouveau, l’abbé tenta d’amener ses moines à l’austérité qu’il pratiquait lui-même. A nouveau, les moines refusèrent.

Il s’instaura ainsi à Molesmes non seulement deux conceptions de la vie monastique, mais encore deux régimes : tandis que l’abbé Robert, avec le prieur Aubry, le sous-prieur Etienne et quelques autres religieux s’astreignaient à des observances très dures, qui ne figuraient pas dans la règle, le reste de la communauté, n’obéissait qu’à une partie, la plus commode, de la règle. La tension devint extrême ; l’abbé était insupportable à ses moines, et les moines se rendirent insupportables à leur abbé. Cette situation conflictuelle dura jusqu’en 1098. A ce moment, les trois supérieurs et quatre autres moines, tenant cette fois à recevoir l’autorisation du Saint-Siège, se rendirent à Lyon, dont l’archevêque Hugues était légat du pape, lui exprimèrent leur projet, et obtinrent son approbation. Ils demandèrent alors au duc Eudes de Bourgogne l’octroi d’une terre aride, sise dans le diocèse de Chalon et la vicomté de Beaune, nommée Cistercium, c’est-à-dire, en dialecte local, lieu marécageux. Et le 21 mars 1098, en la fête de saint Benoît, Robert, avec vingt de ses moines, prit possession de ce domaine monastique. Alors, ces religieux fervents, après tant d’entraves, réalisèrent pleinement le dessein qu’ils s’étaient fixés.

Cependant, les moines de Molesmes connaissaient de sérieuses difficultés financières. La nouvelle que leur abbé avait secouée sur eux la poussière de ses sandales changeait en mépris l’admiration des seigneurs champenois et bourguignons. Les dons se faisaient rares, et la communauté installée dans l’aisance, eut peur de retourner à la pauvreté primitive. Le nouvel abbé, Geoffroy, alla réclamer à Rome. Urbain II, attendri par le chagrin du plaignant, émit simplement, auprès de son légat, le vœu du retour de l’abbé Robert à Molesmes. Mais le légat prit le désir du pape pour un ordre, et enjoignit à Robert de quitter sa nouvelle abbaye pour retourner à la première. Robert avait trop le sens de l’obéissance monastique, immédiate et sans contestation ; il retourna à Molesmes.

Robert vécut encore onze ans à Molesmes, dans une pratique de la règle différente de celle de la communauté, ce qui n’était pas le signe d’une réussite du légat Hugues. Il s’éteignit en 1110, à l’age de quatre-vingt-treize ans. 

Pendant ce temps, Cîteaux se souciait de ses institutions. Par une bulle du 19 octobre 1100, Pascal II approuvait la nouvelle fondation et lui accordait sa protection. Il restait à lui donner ses statuts. Les moines choisirent la règle de saint Benoît ; il n’y en avait plus d’autres en Occident, mais elle était interprétée et vécue de manières fort diverses. Il convenait donc de lui ajouter des précisions obligatoires. Ce furent les Instituta monachorum cisterciensium de Molismo venientium, rédigés en 1120 par saint Aubry, deuxième abbé de Cîteaux (1099-1109). Ce document se contente de ratifier les usages introduits à Cîteaux par saint Robert, qui consistaient surtout dans l’abandon de tous les adoucissements apportés à la règle par les moines de Molesmes. C’est à ce moment qu’on note une innovation originale, celle des convers. Ce ne sont ni des moines, puisqu’ils ne sont pas astreints à l’office choral et ne prononcent pas de vœux solennels, ni des séculiers, puisqu’ils sont attachés au monastère et portent un habit distinctif (brun) avec la barbe. Leur rôle est de se consacrer au travail manuel pendant que les moines vaquent à l’opus dei et à l’oraison.  Quant à l’habit blanc des moines, conservé ensuite, il avait été introduit par saint Robert, non pour faire acte de singularisation, comme les Clunisiens l’en accusèrent, mais par esprit de pauvreté, cet habit étant tissé de laine brute et naturelle, et qui d’ailleurs était grège et non vraiment blanche. Enfin, le dernier article des Institutions décidait de mesures qui semblaient alors antérieures, celles qui concernaient l’établissement de nouveaux monastères ; chacun devait compter un minimum de douze moines sous le gouvernement d’un abbé, lui-même soumis à celui de l’abbaye mère.

Le second législateur de Cîteaux fut le troisième abbé, saint Etienne Harding (1109-1133), qui rédigea en 1114 la Charte (primitive) de Charité, laquelle insiste sur l’unité des usages entre l’abbaye mère et les éventuelles abbayes filles, préservée par l’autorité de l’abbé de Cîteaux.

Cependant, en ce même début de l’abbatiat d’Etienne, une autre crise sévissait à Cîteaux ; non de ferveur, mais de recrutement. Sous Aubry, les effectifs étaient demeurés stationnaires ; à sa mort, on comptait une trentaine de moines. En 1111-1112, la peste ravagea la Bourgogne ; dix-huit religieux périrent ; et l’on pouvait craindre l’extinction de l’ordre naissant. Or, un jour d’avril 1112, un curieux cortège se présenta à la porte du monastère pour demander l’habit de la pénitence. Il comprenait le jeune chevalier Bernard de Fontaine, suivi de deux de ses oncles, quatre de ses frères et vingt-quatre de ses amis. Il y avait là non seulement la quantité, mais la qualité ; cette jeunesse était la fleur de la chevalerie bourguignonne, et qui allaient faire des moines d’une fidélité intrépide.

Dès l’année suivante, les fondations se succèdent. Etienne donne pour abbé à la première, Clairvaux, Bernard de Fontaine. Quand l’abbé Etienne abdique, cassé par la vieillesse, en 1133, Cîteaux est à la tête de treize filiales, qui ont elles-mêmes essaimé dans cinquante et une autre.

L’étonnement d’un certain nombre de moines fut grand quand, en 1115, Etienne Harding désigna, pour être premier abbé de Clairvaux, le jeune Bernard de Fontaine. Non seulement il n’était profès que depuis un an, mais encore, ayant abusé des pénitences pendant son noviciat, il était maladif. Mais l’abbé Etienne se connaissait en hommes, et il savait que Bernard était un meneur d’hommes.

De fait, saint Bernard de Clairvaux fut, comme l’ont déclaré ses contemporains, la merveille de son siècle, et l’un des plus étonnants génies qu’ait produits le christianisme. Malgré cette faiblesse organique qui faisait supposer à son entourage et à lui-même qu’il allait chaque jour mourir, il montra, durant ses trente-huit ans d’abbatiat, une volonté de fer qui, jointe à une séduction qui résultait à la fois de sa nature et de sa sainteté, fit plier devant lui les seigneurs et les clercs, les souverains et les papes ; et cette réussite multiforme le laissait sans ambition propre et d’une touchante humilité. Fondateur, il fit de Clairvaux une abbaye grandiose, peuplée de sept cents religieux, pépinière d’hommes éminents, d’où sortirent un pape, une pléiade de cardinaux, d’évêques, d’abbés, d’écrivains ; il lui ajouta soixante-huit autres monastères, obtenus soit par fondation, soit par affiliation. Serviteur de la papauté, Bernard gagna les évêques d’Italie et les souverains d’Occident, lors du schisme d’Anaclet, au pontife légitime Innocent II, et remplit avec zèle les missions impossibles que ce pape et ses successeurs lui confièrent. Défenseur de la foi, il fit condamné par les conciles Abélard, puis Gilbert de la Porrée, évêque de Poitiers, non avec raideur, mais avec une sorte de sympathie qui les convertit l’un et l’autre à la pure doctrine ; prêchant dans le Languedoc, il ramena à l’orthodoxie des populations entières passées à l’hérésie d’Henri de Lausanne.

Opposé à la deuxième croisade quand elle était décidée par Louis VII, parce qu’il en craignait l’échec, il la prêcha avec une telle conviction, quand elle fut ordonnée par Eugène III, qu’il fit prendre la croix à deux cent mille chevaliers français et allemands. Son prestige et sa sagesse contraignirent à la paix Roger II de Sicile et Louis VII de France, jetés dans des guerres criminelles. Docteur de l’Eglise, il laissa à sa mort une œuvre théologique abondante et d’une parfaite forme littéraire.

Si l’ordre de Cîteaux n’avait produit que saint Bernard, il jouirait d’une célébrité incomparable.

Si nous l’examinons du point de vue quantitatif, l’ordre de Cîteaux a suscité, au cours du Moyen Age, 730 abbayes d’hommes et plus d’un millier d’abbayes de moniales. Il s’étendit sur toute l’Europe occidentale.

Les chanoines réguliers

Le concile d’Aix-le-Chapelle de 817, convoqué par Louis le Pieux, avait codifié la vie monastique sous l’influence de saint Benoît d’Aniane ; il tint également à donner des règlements à la vie cléricale. Dans un canon intitulé Canones, il produit un ensemble de textes patristiques et conciliaires concernant la vie des clercs, empruntés notamment à saint Augustin, saint Grégoire le Grand, saint Isidore de Séville et saint Chrodegang. Pour la première fois, on y trouve la distinction entre moines et chanoines. Les troubles politiques qui suivirent ne permirent pas d’appliquer ces prescriptions, mais un certain nombre évêques les adoptèrent cependant pour leurs cathédrales.

Alors commencent à naître, à coté des chapitres, où les chanoines ont une grande liberté de possession et d’actions, des abbayes canoniales, où les chanoines se rangent sous des conditions austères, et vivent sous la férule d’un abbé.

A partir du Xe siècle, on voit apparaître des congrégations de chanoines réguliers. On compte au XIe siècle, rien qu’en France, une cinquantaine de maisons de chanoines réguliers. Le mouvement s’amplifia au XIIe siècle, où de nombreuses abbayes fleurirent en Allemagne, en Angleterre, en Italie et surtout en France encore.

Mais l’ordre de chanoines réguliers qui éclipsa tous les autres fut celui de Prémontré. Il fut constitué en 1120 par saint Norbert de Xanten, natif de cette localité près de Trèves, dont il était devenu chanoine, au lieudit Prémontré, dans le diocèse de Laon et la foret de Coucy. Ce nouvel institut de chanoines, qui portait l’habit blanc et suivait la règle de saint Augustin, fut aussitôt approuvé par les légats de Calixte II. En 1126, il comptait déjà huit cents religieux, et reçut une bulle de confirmation de la part d’Honorius II. La même année, Norbert fut nommé archevêque de Magdebourg, et mourut en 1134. Dès 1150, on dénombrait cent abbayes de son ordre. Au XIVe siècle, l’ordre atteindra le chiffre fastueux de mille maisons.

Les ordres hospitaliers et militaires

Les ordres hospitaliers ont été fondés à partir du XIIe siècle. Le premier est sans doute celui de Saint-Jean de Jérusalem. Les pèlerins qui se rendaient à Jérusalem connaissaient deux détresses : l’une, l’épuisement de la fatigue et de la maladie ; l’autre, les mauvais traitements de la part des Turcs. Vers 1110, quelques habitants chrétiens, moines et séculiers, bâtirent auprès de l’Eglise Sainte-Marie la Latine un hospice, à la fois hôtellerie et hôpital, avec une chapelle. Godefroy de Bouillon et plusieurs grands seigneurs français leur accordèrent des revenus importants de domaines situés en Europe. Les infirmiers se formèrent en communauté. Gérard de Martigné, en fut le premier supérieur, et mourut en 1118. Les hospitaliers choisirent pour lui succéder Raymond du Puy, qui rédigea une règle et soumit ses frères à des vœux solennels. Ce nouvel institut fut approuvé par Calixte II en 1120, et comme certains passages de sa règle étaient tirés de celle de saint Augustin, l’ordre de Saint-Jean fut rangé parmi les chanoines réguliers de saint Augustin. En outre, l’ordre hospitalier devint en même temps ordre militaire, les infirmiers devant protéger leurs hotes contre les attaques des infidèles. Après la chute de la Terre sainte, les Hospitaliers se transportèrent à Chypre.

D’autres ordres encore :

-          l’ordre de Saint-Lazare
-          l’ordre de la Sainte-Croix
-          l’ordre de Notre-Dame de la Merci
-          les Frères hospitaliers de saint Antoine
-          l’ordre d’Aubrac
-          l’ordre des Frères du Saint-Esprit

L’ordre du Temple. Le projet de cette association était du à Hugues de Payns, chevalier apparenté aux comtes de Champagne. Huit compagnons se joignirent à lui. Pour former une milice véritablement chrétienne, ils prirent l’habit des chanoines réguliers, émirent des vœux devant le patriarche de Jérusalem : ceux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance, et de combattre jusqu’à la mort pour le Christ. Le roi Baudouin II les installa provisoirement dans une aile de son palais, près du Temple. Ce fut ce voisinage qui leur fit attribuer par Honorius II, quand il érigea canoniquement leur ordre, le nom de Frères de la milice du Temple, ou Templiers. Soucieux être approuvés par le Saint-Siège, et sur le conseil du patriarche, ils se rendirent à Rome. Le pape les renvoya à saint Bernard, et chargea son légat, le cardinal Mathieu d’Albano, d’indiquer à Troyes un concile. Celui-ci se réunit le 14 janvier 1128, approuva l’institution, mais demanda à saint Bernard de rédiger une règle plus rigoureusement canonique. L’ordre se développa en Terre sainte et en Europe, fournissant aux princes croisés des combattants intrépides contre les musulmans. Repliés sur Chypre après la chute de la Terre sainte, ils furent supprimés par un complot ourdi par Philippe le Bel et Clément V.

Et encore :

-          quatre ordres militaires participèrent à la Reconquista : l’ordre d’Aviz, l’ordre d’Alcantara, l’ordre de Calatrava, l’ordre Saint-Jacques de l’Epée.
-          l’ordre teutonique

Les ordres mendiants

La grande nouveauté du XIIIe siècle fut la fondation des ordres mendiants. Les ordres mendiants ont ceci de spécifique, par rapport aux ordres monastiques et canoniaux, qu’ils ne possèdent pas de propriétés ni de revenus, pratiquant la pauvreté sur le modèle du Christ et des Apôtres ; au lieu de travailler de leurs mains, ils prêchent la parole de Dieu, attendant leur nourriture de la charité des fidèles auxquels ils prodiguent le pain de la doctrine le pain de la doctrine, ainsi que les sacrements. Présents auprès du peuple, ils n’habitent plus à l’écart dans des monastères, mais dans des couvents, dont ils sortent fréquemment pour accomplir leur ministère.

Le type même de cette conception religieuse est l’ordre des Frères Mineurs, ou Franciscains, du nom de leur fondateur, François (1182-1226), fils d’un marchand de drap d’Assise, Pierre di Bernadone. D’abord roi de la jeunesse dorée, il éprouva bientôt un immense désir de servir Dieu. A Saint-Damien, à un kilomètre en aval de la ville, il entendit cette parole tombée du crucifix : « Va, François, répare ma maison qui s’écroule ». Il s’improvisa donc maçon, restaurant les églises lézardées ou abandonnées, et vendant le drap de la boutique paternelle pour acheter les matériaux. Enfermé au cachot par son père, délivré par sa mère, il revêtit l’habit d’ermite et entreprit avec ferveur de restaurer l’église Saint-Damien, mendiant sa nourriture et l’argent de la maçonnerie. Le 24 février 1209, en la fête de l’apôtre saint Mathieu, il entendit le prêtre prononcer les paroles du Christ à ses disciples : « Allez, prêchez en disant que le Royaume des Cieux est proche… N’ayez dans votre ceinture ni or, ni argent, ni monnaie, ni besace… » Transporté d’enthousiasme, il saisit ces paroles comme le programme qu’il devait désormais observer.

A partir de ce jour, il mena une vie de prédicateur vagabond, annonçant la pénitence et la paix. A l’automne, il avait recruté onze compagnons avec lesquels il se mit en route vers Rome, et obtint une audience du grand pape Innocent III ; celui-ci, après avoir écouté François et pris connaissance de sa règle, donna son approbation et la mission de prêcher. Les douze frères furent officiellement tonsurés, marque de leur reconnaissance au service de l’Eglise.

En 1215, au concile œcuménique du Latran convoqué par Innocent III pour remédier aux maux de l’Eglise, il fut décidé de donner un coup d’arrêt à la prolifération des règles religieuses ; désormais, tout nouvel institut religieux devrait adopter une règle existante antérieurement. La règle des Frères Mineurs avait été approuvée en 1209 ; ils eurent l’autorisation de la garder ; il n’en fut pas de même pour le deuxième ordre franciscain, celui des Pauvres Dames ou Clarisse, établi en 1212, et reconnu officiellement en 1215 ; mais il n’avait encore adopté aucune règle. Pour se soumettre au concile de Latran, elles durent, malgré leur originalité, adopter en 1218 la règle de saint Benoît Mais en 1247, Innocent IV, considérant que le second ordre était issu du premier et sous son obédience, accorda aux Pauvres Dames une règle propre qui, remaniée plusieurs fois, aboutit à la règle définitive de sainte Claire, quelques jours avant la mort de la cofondatrice (1253).

L’ordre franciscain, dès son approbation, connut une croissance rapide. Pour rationaliser son administration, François, au fur et à mesure de son extension géographique, le divisa en provinces. A sa mort en 1226, on dénombrait douze provinces, dont six en Italie, deux en France et une en Orient. En 1316, la France comptera cinq provinces, trente-huit custodies et deux cent quarante-sept couvents.

D’abord formé de pauvres frères sans lettres, l’ordre franciscain reçut bientôt dans son sein des hommes de science et d’intelligence. Dès le XIIIe siècle, brillent parmi les frères deux docteurs de l’Eglise, saint Antoine de Padoue et saint Bonaventure. En même temps, pour résoudre le problème de l’épiscopat, envahi par des clercs sans vocation, les papes puisent dans cet immense vivier où ils trouvent des religieux pauvres, mortifiés, pleins de foi et d’énergie. En 1312, cent quatre-vingt-quatorze frères mineurs avaient été promus à l’épiscopat et huit au cardinalat. La prédication fut un art franciscain ; son siècle d’or fut le XIVe siècle.

L’ordre des Frères Prêcheurs fut fondé par saint Dominique de Guzman en même temps que saint François fondait le sien. Né en 1170 à Caleruega en Vieille Castille, il fut d’abord chanoine de la cathédrale d’Osma. En 1203, son évêque fut envoyé en ambassade par Alphonse IX de Castille au roi de Danemark Valdemar II ; il emmena avec lui le chanoine Dominique, qui constata que, au nord de l’Allemagne, vivait encore une tribu barbare scandinave encore païenne. Il alla trouver à Rome Innocent III pour lui demander de les évangéliser ; ce qui lui fut refusé. Au retour, passant avec son évêque par le Languedoc, il s’arrêta à Toulouse, et y rencontra les légats pontificaux, qui le mirent au courant de l’hérésie cathare et des drames qui en avaient découlé. Toux deux, évêque et le chanoine, parcoururent donc la région, et provoquèrent des discussions théologiques avec les chefs albigeois. L’évêque dut bientôt retourner dans son diocèse ; Dominique préférait continuer sa prédication ; évêque lui en donna l’autorisation. Il s’installa à Fanjeaux, non loin de Carcassonne, qui était un foyer de l’hérésie.

Or, en 1206, neuf dames de la haute société albigeoise vinrent à lui pour lui apprendre que ses prédications les avaient convaincues, et qu’elles voulaient se convertir. Cette conversion alla si loin qu’elles firent entre ses mains les vœux de religion. L’évêque de Toulouse leur accorda l’église Notre-Dame de Prouille, non loin de Fanjeaux, Dominique leur donna des constitutions : il venait de fonder le second ordre dominicain qui, contrairement au second ordre franciscain, était chronologiquement le premier.

En 1215, Dominique, qui continuait ses prédications, s’était acquis sept compagnons. Apprenant la réunion du 4e concile de Latran, Dominique se rendit à Rome. Cependant, comme le prédicateur acceptait de prendre pour son nouvel ordre la règle de saint Augustin, Honorius III, par une bulle du 22 décembre 1216, donna son approbation. En 1218, le pape lui donnait à Rome l’église Saint-Sixte. En 1219, il établissait à Paris le couvent Saint-Jacques.

A la mort de saint Dominique, l’ordre des Frères Prêcheurs était encore peu développé. Il se mit alors à croître rapidement. A la fin du siècle, il comptait cinq cents couvents et dix mille religieux. Contrairement aux mineurs qui, du moins dans leur projet initial, étaient voués à la prédication populaire, les prêcheurs, porteurs de la vérité doctrinale, se donnèrent pour mission l’apostolat intellectuel. Aussi eurent-ils bientôt des maîtres éminents dans l’université : saint Albert le Grand et son disciple, saint Thomas d’Aquin.

D’autres ordres mendiants :

-          l’ordre du Carmel
-          l’ordre des Ermites de saint Augustin
-          l’ordre des Servites de Marie

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