La reconstruction (1440-1515)
Passé les temps difficiles, un nouveau départ depuis 1440, vers le mirage italien et les prestiges de la Renaissance.
En soixante-quinze ans d’apparente stabilité, depuis la Saint-Martin 1436, date de la libération de Paris, jusqu’au 1er janvier 1515, avènement d’un roi de vingt ans, nommé du vocable même de la patrie, la France a plus changé qu’en un siècle de drames. Or, les contrastes des générations expriment les mutations profondes d’une société mieux que les péripéties superficielles des évènements.
Même
les Français âgés seulement d’une quinzaine d’années lors des derniers
soubresauts de la guerre de Cent Ans ne pouvaient souhaiter autre chose que la
sécurité. Leurs aînés l’éprouvèrent encore davantage. A l’exception, naturellement,
de ceux à qui la chance souriait dans le désordre, tous ont œuvré pour conjurer
le retour du malheur et reconstruire le pays. Beaucoup ont cherché à restaurer
le passé, quelques-uns à faire du nouveau, tous à vivre mieux. Dans leurs vieux
jours – mais la longévité, alors, n’était pas grande –, ils connurent, enfin la
« douceur de vivre » au terme du siècle, sous Louis XII.
Cette
douceur de vivre, les jeunes générations n’eurent garde de la dédaigner.
Cependant, elle ne leur suffisait plus. Déjà, au temps où déclinait Louis XI,
un homme de 55 à 60 ans était jugé sénile et capable d’ennuyer la nouvelle
vague par les sages propos de son expérience. Aux yeux des jeunes chevaliers,
une « guerre folle » valait mieux que pas de guerre du tout, car ils
étaient éblouis par l’héroïsme des temps passés, dépouillé de on cortège de
misères, comme plus tard la légende napoléonienne. Quant aux autres, moins
soucieux de horions et de panache, mais bénéficiaires des efforts de leurs
anciens, ils semblent, eux aussi, avoir éprouvé un désir de progrès, connu
l’initiative, aspiré à un nouveau style de vie et de pensée.
La
considération des générations successives peut donc servir de révélateur
efficace des comportements individuels et collectifs de la société française et
des nuances qu’elle a données à ses institutions et aux cadres de son
existence, à une étape majeure de son évolution.
I.
LES TEMPS DE LA RENOVATION
Trois
générations de reconstructeurs
La
liquidation de la guerre de Cent Ans et le relèvement de la France occupèrent
trois générations.
La
transformation du caractère et du comportement de Charles VII, à partir du
moment où il reprit confiance en son destin, symbolise exactement le changement
du cours de la destinée nationale. Ce n’était plus le dauphin timide et
indolent. Sa personnalité, lentement, s’est éveillée. Il devint capable de
courage militaire. Il était resté influençable, mais les influences avaient
changé. Sa belle-mère, Yolande d’Aragon, mourut en 1442, mais Richemont
demeura. Un seigneur angevin, Pierre de Brézé, eut la faveur. Paradoxalement,
les aventures sentimentales du roi ne nuisirent pas toujours à l’exercice de sa
fonction ; on ne peut nier que l’influence de deux de ses maîtresses,
Agnès Sorel, puis la cousine de cette dernière, Antoinette de Maignelais, n’ait
contribué à affermir son caractère. Le roi sut choisir lui-même ses
conseillers : quelques grands personnages, Dunois, Jean de Bueil, Jean
d’Estouteville ; surtout des hommes de moyen état, véritables successeurs
des Marmousets, Guillaume Cousinot, Jacques Cœur, Jean Jouvenel des Ursins, les
frères Bureau, dont le zèle valut à Charles le surnom de « Bien
servi ».
L’opposition
des générations se manifesta clairement entre Louis XI et son père. Dauphin,
Charles avait été indolent ; Louis fut intrigant et brouillon, impatient
de régner. Il avait lié partie, en 1456, avec le complot princier connu sous le
nom de Praguerie, par analogie avec les troubles de Bohême ; l’affaire
ayant échoué, le dauphin du s’exiler et solliciter l’hospitalité du duc de
Bourgogne, Philippe le Bon. Lorsque Louis succède à son père mort le 22 juillet
1461, l'âge (38 ans) n’avait pas atténué les rancœurs. Le nouveau roi chassa,
sans ménagement, les conseillers paternels. Le prince n’avait rien d’attirant.
Son extérieur négligé et son physique disgracieux ne suscitaient pas la
sympathie. Il passait pour égoïste et avare, dur et sournois. Son entourage
était médiocre, sinon suspect.
Louis
XI fut essentiellement pragmatique. Contemporain des tyrans italiens tel son
ami Francesco Sforza, Louis leur ressemblait par son art
d’ « universelle aragne » à nouer des intrigues, par son talent
à redresser des situations parfois compromises par sa propre rouerie ou par ses
bavardages incoercibles. Il fut autoritaire. Louis XI ne fut pas aimé ; il
fut craint, mais il fut aussi respecté parce qu’il accomplissait strictement
son devoir de prince qu’il tenait en haute estime. Ce fut un grand travailleur.
Fort instruit, voyageur infatigable, il s’informait sur place et de préférence
auprès des gens de moyen état. Il appartint à la génération en laquelle s’est
éveillée la conscience française. Face au Bourguignon et à l’Anglais, qui
cherchaient de nouveau à exploiter les querelles partisanes, il eut cette
réplique : « Je suis France ».
Louis
XI décida, avant de mourir, que son jeune fils, Charles, né en 1470, n’aurait
pas de régent. Le véritable successeur de Louis XI fut sa fille, Anne, chargée
de gouverner au nom de son frère. Le choix était heureux. Cerveau froid et
avisé, dominatrice et ferme, Anne était de la trempe d’Isabelle de Castille, de
Marguerite d’Autriche et d’Anne de Bretagne, ses contemporaines. Son mari,
Pierre de Beaujeu, partagea avec elle la direction des affaires. Par eux, la
continuité de l’œuvre de Louis XI fut assurée.
La
remise en ordre politique occupa inévitablement le devant de la scène et retint
principalement l’attention des hommes de gouvernement. Implacablement, la
royauté renforce ses organes de commandement. Ainsi se prépare la France
moderne.
En
finir avec la présence étrangère : la fin de la guerre de Cent Ans
Pour
ne plus revoir l’étranger dominer une partie du sol du royaume et éloigner les
ravages d’une guerre incessante, la France commença par reprendre haleine.
Charles VII avait dégagé les environs de la capitale, pris Pontoise en 1441 et
harcelé les confins normands ; il avait esquissé un mouvement offensif en
direction de la Guyenne. Il n’avait pas pu aller plus avant, faute de moyens
et, aussi, en raison des intrigues des princes. L’ennemi, pourtant, était, lui
aussi, très affaibli, las de la guerre, divisé et affecté par l’incapacité
d’Henri VI. A Tours (mai 1444), on s’accorda sur le statu quo
territorial et, pour gage de bonne volonté, Henri VI, devenu majeur en 1442,
prit pour femme Marguerite d’Anjou, fille du roi René et nièce de Charles VII.
Cinq
ans de trêve ne profitèrent qu’à la France. Les réformes financières de Charles
VII, entreprises au lendemain de la libération, commençaient à porter des
fruits. La permanence de l’impôt autorisa la permanence de l’armée juste au
moment où la trêve risquait de condamner les mercenaires au licenciement. A
partir de 1445 et 1446, les « compagnies de l’ordonnance du roi »
furent soldées par le roi. En 1448, pour répondre à l’infanterie anglaise,
Charles VII appela les roturiers, à raison d’un homme par cinquante feux, à
s’exercer au tir à l’arc chaque dimanche ; dispensés de la taille, ces
soldats furent appelés « francs archers ». La réorganisation des
effectifs s’accompagna d’une artillerie régulière. Utilisées d’abord presque
uniquement pour l’attaque e la défense des places fortes, elles firent leur
apparition sur les champs de bataille lors des dernières campagnes.
Ainsi,
avant même la rupture de la trêve, le roi de France disposait, à pied d’œuvre,
d’une armée cohérente, adaptée aux exigences nouvelles de l’art militaire.
La
paix était à la merci d’un incident. Il survint en 1449 (24 mars), à Fougères.
Un chef de bande, François de Surienne, opérant pour le compte du duc de
Somerset, lieutenant d’Henri VI en Normandie, enleva la place au duc de
Bretagne, Jean V, revenu à l’alliance de Charles VII. Le roi de France ne
tergiversa pas. Une séance solennelle de son Conseil donna le départ à une
offensive immédiate en trois directions : la basse Seine, le centre de la
Normandie, le Cotentin. Le 10 novembre, Charles VII fit une entrée émouvante
dans la capitale normande enthousiaste.
Peu
de temps après la prise de Rouen, la chute d’Honfleur libéra l’estuaire de la
Seine. Cherbourg tomba quatre mois plus tard. Il n’y avait plus d’Anglais en
Normandie.
La
reconquête de la Guyenne fut plus difficile en raison de la versatilité des
Bordelais. En 1451, Bordeaux se rendit à Dunois (30 juin) et Bayonne céda le 20
août. Mais, soucieux d’écouler leur vin, les habitants rappelèrent Talbot et
ses bandes anglaises à l’époque des vendanges. A Castillon (17 juillet 1453),
revanche d’Azincourt, Talbot trouva la mort, en éprouvant l’inanité démodée des
charges désordonnées en face de la puissance de feu. Le 19 octobre, Bordeaux
capitula. Les opérations continentales de la guerre de Cent Ans avaient pris
fin.
Pourtant,
rien, pas même une trêve, ne garantissait la France d’un retour offensif des
Anglais. Les populations côtières des deux pays vécurent dans un perpétuel qui-vive
pendant des décennies. En 1475, cependant, Edouard IV renouvela le geste
initial de la guerre de Cent Ans et revendiqua la couronne de France. Il
débarqua à Calais, mais en quelques jours l’entreprise fit long feu. A
l’entrevue de Picquigny, Edouard fit honneur à la chère française. Une trêve
fut signée pour sept ans.
Ni
Edouard IV ni son successeur n’abandonnèrent leurs prétentions au trône de
France. L’avenir avait donné raison à Jeanne d’Arc et, à quelque chose malheur
étant bon, la guerre, finalement, servit es intérêts des deux peuples hostiles,
en rendant l’un à sa vocation insulaire, en donnant à l’autre conscience de son
unité dans le cadre d’une monarchie restaurée.
En
finir avec le désordre intérieur et la turbulence des princes
Embaucher
les bandes dans les compagnies d’ordonnance, ce fut un moyen de neutraliser
leurs méfaits. Dieu sait ceux qu’elles avaient commis ! Le fléau ne cessa
pas du jour au lendemain et reparut, sous Louis XI, au temps des guerres
bourguignonnes, dans la Région parisienne et en Picardie. Quelques provinces ne
connurent la sécurité qu’au terme du siècle. La réduction des princes à
l’obéissance fut une œuvre de plus longue haleine et, en réalité, plus
importante, parce que l’enjeu en était l’existence même de l’Etat.
Intrigues
partisanes
On
avait pu légitimement espérer que la réconciliation de Philippe le Bon avec
Charles VII, sanctionnée par le traité d’Arras (1435), mettrait un terme aux
anciennes rancunes. Les intrigues princières reprirent cinq ans plus tard, avec
des traits nouveaux, dans la Praguerie. L’héritier du trône s’éleva contre son
père. En 1440, les Princes reprochèrent à Charles VII de ne pas suivre leurs
conseils, puis en appelèrent à une assemblée d’états, au cours d’une réunion
tenue à Nevers en 1442. Charles VII sut déjouer l’intrigue avec vigueur et
habileté. Pourtant, deux fois encore au cours du siècle, à vingt-trois ans de
distance, la royauté vit se dresser contre elle des hommes qui prétendaient
agir au nom du « bien public ». Tel fut, en effet, le prétexte sous
lequel, par un ironique retour des évènements, Louis XI, en 1465, faillit
perdre Paris et fut tenu en échec à Montlhéry par une coalition princière
animée par le comte de Charolais, héritier de la Bourgogne, et le duc de
Bretagne, François II. Cette fois, le rôle joué naguère par le dauphin fut tenu
par son frère, Charles. Il est vrai que les maladresses initiales de Louis XI
avaient fait beaucoup de mécontents. Le roi dut traiter d’égal à égal avec les
révoltés, à Saint-Maur et à Conflans (octobre 1465), et leur faire de grandes
concessions. Le prix de la paix était exorbitant, mais du « bien
public » il ne fut question désormais, et nul ne parla plus.
Plus
exactement, on en argua encore vingt-trois ans plus tard, lors de la réaction
de détente qui suivit la mort de Louis XI. Les états généraux de 1484 avaient
tourné court, et le libéralisme des princes, même celui du futur Louis XII,
compromis dans l’affaire, comme autrefois le dauphin Louis et Charles de
Guyenne, était trop affecté pour trouver crédit. La rencontre de
Saint-Aubin-du-Cormier (28 juillet 1488) ne rappela en rien la bataille de
Montlhéry. Cette fois, la guerre princière ne laissa que le souvenir d’une
« folie », parce que, non sans mal, la royauté avait désamorcé les pièges
qui lui avaient été tendus.
Plus
loin, nous constaterons combien la noblesse française sortit transformée de la
guerre de Cent Ans. L’évolution économique ne fut pas seule responsable. Les
modifications de structure introduites dans l’armée ramenaient les chevaliers
au rôle de simples combattants au service du roi ou de quelques grands
seigneurs, assez puissants pour les « retenir » dans les compagnies.
Les nobles voyaient surveiller leurs châteaux ; leurs droits judiciaires
et fiscaux étaient limités ; leurs titres féodaux eux-mêmes, sujets à
contrôle. Seuls, certains princes territoriaux essayèrent, pendant quelques
décennies, de suivre une voie indépendante de la royauté.
Les
derniers Etats princiers
Chaque
principauté tendait à devenir un Etat jouissant de toutes les attributions de
la souveraineté. L’institution des apanages en était arrivée à produire ses
effets les plus néfastes, d’autant plus que certains princes des fleurs de lis
échappaient juridiquement à l’emprise du roi par la possession de certains
territoires sis hors du royaume. Il en était ainsi de la maison d’Anjou, maîtresse
de la Provence et détentrice au moins du titre royal de Naples. C’était surtout
le cas de la maison de Bourgogne, dont les aspirations à la sécession de fait,
sinon de droit, n’étaient pas un mystère.
Philippe
le Bon s’était « senti » encore français, mais on ne peut guère en
dire autant de Charles le Téméraire, son fils et successeur en 1467. Il
rappelait plus volontiers son ascendance portugaise et lancastrienne, en ligne
maternelle, et son mariage avec une York. Une bonne moitié de ses territoires
relevait non du roi, mais de l’Empereur. Au seigneur d’un ensemble territorial
immense, il ne manquait que l’éclat de la dignité royale ; le Téméraire
escomptait l’obtenir de l’Empereur.
Le
fils de Philippe le Bon fut servi par bien des chances, mais aussi par ses
qualités d’intelligence, son habileté diplomatique, son art de la propagande,
son éloquence et son courage militaire. Homme d’Etat en avance sur son temps,
il eut le tort de vouloir réaliser ses projets avec hâte. Autoritaire jusqu’à
la violence, il exigea trop de ses sujets. A la fin, même la finance italienne
se lassa de l’aider, à commencer par les Médicis. Pourtant, le duc Charles fut,
aussi, à diverses reprises, secondé par les finasseries de Louis XI. Bref, il
vit loin et grand, trop sans doute, et pour cette raison recueillit le surnom
de Téméraire.
Le
roi de France perdit la première partie, à Montlhéry, puis lors de l’humiliante
entrevue de Péronne (9-14 octobre 1468). Venu imprudemment chez son adversaire,
Louis XI dut accepter, sous la pression physique et morale, toutes les
exigences de Charles. Louis s’engagea à appliquer les traités d’Arras et de
Conflans, accepta d’assister à la répression de Liège, sa fidèle alliée,
renonça pour l’avenir, à la juridiction du parlement de Paris sur la Flandre,
ce qui équivalait à l’affranchissement du comté de l’autorité royale.
Cependant,
le roi rapportait de Péronne deux atouts : la servilité de plusieurs
serviteurs de Charles, à commencer par Commynes, qu’il avait corrompus ;
la nullité d’engagements consentis sous la violence. Habilement, le roi la fit
constater par une assemblée tenue à Tours en novembre 1470. Ayant, entre-temps,
financé la restauration d’Henri VI, Louis XI l’espérant durable, escomptait
soutirer à Charles l’alliance anglaise.
Après
1468, 1472 fut une année dure. Charles retrouvait l’alliance d’Edouard IV,
définitivement restaurée, bénéficiait de la brouille de Louis XI avec les
Couronnes de Castille et d’Aragon (Rois Catholiques). Le Téméraire tissait des
liens d’une coalition étrangère qui se ramifiait à l’intérieur auprès du frère
du roi, Charles de France, et des ducs de Bretagne et d’Armagnac. Charles
croyait atteindre son but.
Cependant,
la patience du roi Louis trouva sa récompense. Quoique sévère puisqu’elle
dévasta la Picardie et le pays de Caux en 1472, la campagne bourguignonne
échoua devant Beauvais, dont héroïsme légendaire de Jeanne Laisné, dite Jeanne
Hachette, illustra la résistance. Inopinément, Charles de France vint à mourir.
Le comte d’Armagnac fut défait. Le duc de Bretagne traita séparément avec le
roi. Quant à l’Empereur, Frédéric III, il finit par décevoir Charles en lui
refusant la couronne royale, si ardemment convoitée (entrevue de Trèves, 1473).
La
puissance bourguignonne était arrivée à la limite de ses moyens. En 1474,
l’échec du siège de Neuss révéla l’affaiblissement dune force militaire. Au même
moment, les villes des Pays-Bas résistaient aux exigences financières du duc.
C’était au tour de Louis XI de renverser à son profit les positions
diplomatiques. Sans peine, il suscita à Charles de nouveaux adversaires.
Sigismond d’Autriche, les cantons suisses, les villes rhénanes, René II de
Lorraine formèrent l’union de Constance (avril 1474). La défection anglaise, au
traité de Picquigny, consterna le Téméraire. Pour limiter les dégâts, le duc de
Bourgogne se résigna à conclure avec Louis XI une trêve à Soloeuvre (13
septembre 1475).
Charles
croyait pouvoir redresser sa situation et la consolider en conquérant la
Lorraine et mettre à la raison les cantons suisses. S’il chassa René II de son
duché, les piquiers suisses lui infligèrent une double et sévère défaite à
Grandson et à Morat (2 mars et 22 juin 1476). Le sol se dérobait sous ses pas.
Le duc n’eut plus qu’environ 2000 hommes à opposer à René et aux Suisses à une
faible distance de Nancy, le 5 janvier 1477. Le son des fameuses trompes
d’aurochs des soldats des cantons d’Uri et d’Unterwalden sema la panique parmi
les troupes bourguignonnes. Deux jours plus tard, on retrouva le cadavre de
Charles. Le royaume était libéré d’une menace mortelle.
Des
deux « cornes raides » qui menaçaient le roi de France, la Bourgogne
était abattue, restait la Bretagne. Elle constituait une principauté beaucoup
moins étendue et surtout moins riche que la Bourgogne. Le duc régnant François
II (1458-1488) n’était pas de la trempe du Téméraire. Louis XI n’eut pas le
temps d’agir de ce coté. Sa fille s’en chargea et, au lendemain de sa défaite,
le vieux duc accepta (traité du Verger, 1488) d’expulser de ses Etats les
ennemis du roi et de ne pas marier ses filles sans son consentement. La cause
était gagnée par la royauté contre les grands princes territoriaux. Il n’y a
plus qu’un souverain, le roi, et bientôt qu’un seul Etat, le royaume.
Agrandir
le domaine royal
Le
triomphe de la royauté sur les particularismes princiers ne pouvait être assuré
définitivement que par l’union de leurs possessions au domaine de la Couronne.
A cet égard, pendant la seconde partie du XVème siècle, l’extension du domaine
fut aussi considérable que variées les modalités : confiscation, reprise,
héritage, dotation matrimoniale, … Le domaine continua à s’élargir au-delà même
des limites anciennes du royaume, sous l’impulsion d’une conscience de plus en
plus claire des frontières naturelles de la région française.
Mais
les grandes acquisitions résultèrent de la triple succession de Bourgogne,
d’Anjou et de Bretagne.
La
fille du Téméraire, Marie de Bourgogne n’ayant que treize ans à la mort de son
père, la tutelle et la garde revenaient de droit au roi. Mais usant hâtivement
de ses droits, le roi fit immédiatement occuper, outre le duché, l’Artois et la
Picardie, le comté de Bourgogne et Cambrai, sis en terre d’Empire. Marie ne
pouvait plus compter de sujets fidèles qu’aux Pays-Bas et de protecteur qu’en
la personne de son autre seigneur, l’Empereur. Voilà pourquoi elle accepta la
main de Maximilien de Habsbourg, fils de Frédéric III (18 août 1477). Contre ce
dernier, Louis XI soutint une guerre qui traîna cinq ans, sans conviction ni
succès. Le hasard, de nouveau, servit la cause de Louis XI. Marie de Bourgogne
mourut accidentellement. Maximilien se résolu à négocier en 1482 (à Arras, 23
décembre). Il renonçait définitivement à la Bourgogne et à la Picardie en
faveur du roi de France et assignait en dot la Comté, le Maçonnais, l’Auxerrois
et l’Artois à sa fille Marguerite, née de son union avec Marie, et alors âgée
de trois ans ; celle-ci, fiancée au dauphin Charles, fut sans délai confiée
à Louis XI, pour être élevée à la cour de France. Maximilien conservait tous
les Pays-Bas, y compris la Flandre de langue française. L’Etat bourguignon
était disloqué.
La
succession de la Maison d’Anjou s’ouvrit également avant la mort de Louis XI.
Coup sur coup disparurent, sans héritier direct, le roi René (10 juillet 1480)
et son neveu, Charles du Maine (11 décembre 1481). En dehors du roi de France,
seul René II de Lorraine, neveu d’Isabelle, femme du roi René, pouvait élever
quelques prétentions à sa succession. Les Beaujeu, en 1484, laissèrent le
Barrois au Lorrain, moyennant quoi l’apanage angevin rentra dans le domaine
royal ; s’y ajoutait la Provence, avec des prétentions, lourdes pour
l’avenir, sur la couronne de Naples.
Louis
XI n’aurait pas eu le temps, si la prudence lui avait fait défaut, de faire
valoir ces droits en Italie ; mais il s’était inconsidérément engagé dans
les complications successorales de l’Aragon.
Louis
XI ne vécut pas assez pour voir s’ouvrir la succession de François II de
Bretagne. Maximilien d’Autriche crut pouvoir renouveler avec la jeune Anne de
Bretagne, héritière de François II en 1488, le coup qui avait réussi aux
Pays-Bas. Mais la petite duchesse, un enfant de onze ans, était précocement
résolue. Sans hostilité envers la France, elle ne voulait pas que la
juridiction du parlement de Paris et la suffragance des évêques bretons à
l’égard du siège de Tours portassent préjudice à l’autonomie du duché. Pour
faire face à son suzerain, qui réclamait la « garde » du fief d’une
mineure et envoyait une armée, Anne trouva l’aide des paysans bretons et les
propositions intéressées des princes étrangers : Henri VII, les Rois
Catholiques, Maximilien. Anne épousa Maximilien par procuration (1490), mais ne
vit jamais ce mari fantôme, t moins encore ses troupes et son argent. Charles
VIII, alors, entrait à Nantes. Anne accepta la solution française ; le
mariage du roi et de la duchesse fut célébré à Langeais (décembre 1491). La
Bretagne devait conserver ses institutions et, si le mariage était stérile,
Anne épouserait le successeur de son mari. C’est ce qui arriva, puisque Louis
XII épousa Anne en secondes noces, et que leur fille, Claude, en 1514, devint
la femme de François 1er. Par trois mariages successifs, le duché
fut uni à la Couronne.
L’avènement
de Louis XII détermina la réunion des biens de la maison d’Orléans au domaine
royal ; l’étendue de ce dernier coïncida désormais à peu près avec celle
du royaume. La fortune des grandes principautés territoriales avait vécu et,
par un singulier paradoxe, Louis XII bénéficia de l’ordre rétabli par ceux-là mêmes
contre qui il avait naguère levé l’étendard de la révolte, lors de la Guerre
folle. Les institutions avaient enfin retrouvé et parfait leur équilibre.
Restaurer
l’ordre dans l’Etat
La
restauration de l’Etat ne pouvait provenir que de l’autorité royale et seule
une action continue, mai progressive, devait réussir. La mise au pas des
princes n’en était qu’une condition.
La
première tache avait consisté à rétablir la vie commune du nord et du midi de
la France. La dualité administrative d’avant 1436 posa un problème
d’institutions et de personnel. Dans les régions naguère occupées par les
Anglais, deux titulaires du même office se trouvèrent face à face. Dès 1437, on
avait restauré une chancellerie et des cours souveraines uniques en fusionnant
celles de Bourges, Tours et Poitiers avec les éléments parisiens demeurés
fidèles à Charles VII. En Normandie, il fallut résoudre le délicat problème des
transferts de propriétés opérés pendant l’occupation au profit des Anglais et
de leurs collaborateurs. Plus graves étaient les traditions particularistes des
provinces recouvrées, Normandie et Guyenne, ainsi que les tendances régionales
du Languedoc, de l’Auvergne, du Poitou, de la Champagne et même des pays
environnant Paris. La centralisation monarchique était mise en cause.
Progrès
de la fiscalité
L’œuvre
commença, on l’a vu, par la récupération d’impôt et son affermissement, ainsi
que par l’institution d’une armée permanente. Les grandes lignes du nouveau
système fiscal subsistèrent pendant plusieurs siècles.
L’ordre
dans la justice
La
guerre terminée, le roi affirma qu’il était maître de la justice et source de
tout pouvoir. La grande ordonnance judiciaire de Montil-lès-Tours (1454) montre
l’efficacité restaurée de la volonté législative du roi. Nomination de
magistrats, exercice de leurs fonctions, règles de procédure, sont fixés. La
publication des coutumes de Bourgogne (1459) inaugura la rédaction du droit
coutumier, oral jusque-là. Un heureux compromis s’établit entre la
centralisation et le respect des diversités locales. Le parlement de Paris,
avec ses chambres multiples, retrouva son prestige et son rôle de juridiction suprême.
On borna son ressort en dotant de parlements Toulouse (1443), Grenoble (1453),
Bordeaux (1462), Perpignan (1463), Dijon (1477), et en conservant l’Echiquier
de Rouen et la cour d’Aix-en-Provence.
Tout
dépendait du conseil du roi ; diverse, tempérée par ses propres agents, la
monarchie tendait à la centralisation ; elle devint autoritaire sous Louis
XI, absolue sous ses successeurs.
Le
clergé en tutelle
Astreint
par le serment du sacre à protéger les églises, le roi attendait, en retour, la
fidélité du clergé. Sans contester l’autorité du pape, la pragmatique sanction
rendait au gouvernement royal le contrôle de l’Eglise de France. Le roi
pourrait recommander ses candidats aux élections bénéficiales ; les bulles
pontificales ne seraient pas publiées sans sa permission ; les appels en
cour de Rome seraient limités ; la régale maintenue au profit du roi. La
pragmatique ayant été établie unilatéralement, le Saint-Siège lutta sans cesse
pour son abrogation.
Prenant
le contre-pied de son père, Louis XI n’avait pas appliqué la pragmatique en
Dauphiné et l’abrogea à son avènement, quitte à en rétablir par ordonnances les
principales dispositions.
Refaire
la fortune des Français
La
guerre n’était pas seule responsable de la ruine, et la dépression économique
commune à tout l’Occident freina la reprise pendant plus d’un quart de siècle
après la fin des hostilités. Les efforts fournis ne porteront leurs fruits qu’à
la génération suivante.
Restauration
des campagnes
Dès
la trêve de 1444 comme à chacune des accalmies survenues au cours de la guerre
de Cent Ans, les initiatives individuelles concoururent à repeupler et à
remettre en culture les terres dévastées. La population semble progresser.
La
réoccupation des terres exigeait la remise des propriétaires en possession de
leurs biens. Une ordonnance y pourvut en faveur des victimes de spoliations
ennemies. Pour attirer et retenir les paysans, les seigneurs leur consentirent
des contrats libéraux d’un type nouveau, comportant allégement temporaire ou
perpétuel des cens et des redevances, transformation des services en rentes de
taux réduit, fourniture par le propriétaire du cheptel et de l’outillage,
moyennant quoi le preneur s’engageait à essarter et à marner les terres. Des
lots de défrichement furent accordés à des paysans isolés ou à des groupes de
colons. D’une façon générale, vu la médiocre valeur des terres, la durée des
baux s’allongea jusqu’à celle d’une ou deux vies. Le régime seigneurial acheva
de perdre ses caractères originels. Privé par la royauté de plus clair de ses
attributions judiciaires et militaires, le seigneur ne fut plus qu’un
« rentier du sol ».
Il
est indéniable que l’agriculture, en général, connut un progrès. Progrès lent,
cependant, comme tous les phénomènes du monde rural. Le relèvement agricole
était freiné par la médiocre technique, prohibitive de bons rendements, par des
charges fiscales excessives et croissantes, par la médiocrité des échanges, par
le taux inférieur des prix des denrées agricoles.
Reprise
industrielle
Il
en était de même de la production des métiers. Sans doute, au lendemain de la
guerre, les fabrications traditionnellement réputées se raniment assez
rapidement, surtout la draperie. On pensa leur rendre leur ancienne prospérité
en aggravant les statuts des métiers. Sous le seul règne de Louis XI, on publia
près de 70 règlements de métiers.
De
nouvelles industries se développèrent. Jean Gobelin pratiqua à Paris la
teinture des tapisseries auxquelles il a légué son nom. L’imprimerie fut
introduite en France, à Lyon et à Paris, où la Sorbonne en fut la première
dotée en 1470. Dans le domaine industriel comme dans celui du commerce, nombre
d’initiatives sont redevables à Jacques Cœur.
Renouveau
commercial et assainissement monétaire
Les
faits précédents montrent combien les hommes du XVème siècle étaient sensibles
à l’aspect monétaire et commercial de l’économie. L’éphémère fortune de Jacques
Cœur illustre la génération des nouveaux riches issue de la guerre de Cent Ans.
L’aventure
de Jacques Cœur frappa les contemporains, et c’est à ses serviteurs et à ses
émules, dont Louis XI s’entoura, que le roi dut sinon de pratiquer une
« politique économique », du moins d’avoir des « vues
d’économiste ». Avec leur conseil, Louis XI protégea le commerce. Le
commerce extérieur était la grande affaire : avoir de l’or, vendre et ne
pas acheter. Louis XI ajouta l’interdiction d’exporter des métaux précieux. Pour
concurrence les foires de Genève, il favorisa celles de Lyon et y attira les
banquiers florentins ; pour ruiner celles de Bruges et d’Anvers, il fonda
celles de Caen et de Rouen. Il lutta contre la concurrence monétaire
anglo-bourguignonne et, décriant les espèces étrangères, émit une monnaie
forte, l’écu au soleil (novembre 1475).
L’unité
de la nation
Sans
le support de la conscience nationale, la reconstruction de la France eut été
apparente et fragile. La conquête et l’occupation avaient contribué à définir,
par contraste avec l’étranger, la communauté des manières de sentir, de penser
et d’agir.
L’unité
de la langue tendit à devenir un élément de l’unité française. En Bretagne,
comme dans les pays occitans, où les dialectes se différencièrent, le français
fut langue officielle, comme en pays de langue d’oïl. Substitué au latin dans
les actes de la chancellerie vers 1450, le français gagna en étendue et en
profondeur par l’action des officiers du roi, surtout dans les parlements.
Les
états généraux de 1484 furent une expression de l’unité française.
Représentation nationale : le terme « généraux », employé pour
la première fois, convenait à l’assemblée de deux cent cinquante députés des
trois ordres de tout le royaume ; seule, la Bretagne n’avait délégué que
des observateurs. Les représentants des villes jouèrent un rôle prépondérant.
Doléances nationales : six bureaux régionaux fondirent les plaintes
communes en un cahier unique. Esprit national aussi : on insista sur la
nécessaire rédaction des coutumes.
Libérée
des hypothèses d’un passé récent, et pas encore engagée profondément dans des
aventures extérieures, la France semblait reprendre souffle et pouvait se
permettre de regarder en avant.
II.
LES DEBUTS DE L’EXPANSION
De
nouvelles jeunesses
Les
familles rurales devenaient de plus en plus nombreuses et le partage
successoral morcelait les terres. En beaucoup de paroisses, il fallut agrandir
ou réédifier l’église, devenue exiguë. La population urbaine crut de même
L’immigration étrangère se développa à partir de 1480.
L’attrait de l’aventure et de la gloire : les guerres d’Italie
L’attrait de l’aventure et de la gloire : les guerres d’Italie
Vers
1490, la France semblait n’avoir plus qu’à faire mûrir les fruits de sa
reconstruction. Elle jouissait de la paix intérieure. Aucune rivalité aigue
n’opposait la France à ses voisins. Charles VIII régla ses difficultés avec
Maximilien par le traité de Senlis (1493). A l’égard de Ferdinand d’Aragon,
Charles préféra lui restituer le Roussillon (traité de Barcelone, 1493).
L’attraction
italienne
Louis
XI avait recueilli dans la succession du roi René les prétentions de la maison
d’Anjou sur l’héritage de la reine Jeanne de Naples. L’entrée de Valentine
Visconti dans la famille d’Orléans avait donné à cette maison la possession du
comté d’Asti et des droits sur Milan, à faire valoir aux dépens de la dynastie
usurpatrice des Sforza. Gènes, sous Charles VI, avait sollicité et accepté,
pendant plusieurs années, la domination française. Comme dauphin, Louis XI
avait pratiqué une politique savoyarde, puis, comme roi, entretenu une
correspondance régulière avec Ludovic Sforza.
Rien
de ce qui était italien ne pouvait laisser personne indifférent. L’éclat de la
civilisation, à l’époque de Laurent le Magnifique, mettait à la mode tout ce
qui venait de la péninsule.
Mais
au milieu du chaos permanent mal corrigé par la paix de Lodi, les Italiens eux-mêmes
sollicitaient l’intervention étrangère. De la poussière de principautés
d’inégale petitesse, cinq Etats se détachaient, trop faibles pour absorber les
autres, trop forts pour se laisser absorber. Contre Ferdinand 1er, bâtard
d’Aragon et tyran fantasque, la noblesse napolitaine invita Charles VIII à
faire valoir ses droits. A Florence, Savonarole prophétisait la venue du roi de
France, envoyé de Dieu pur châtier les mauvaises mœurs de la Florence
médicéenne. De Milan, Ludovic Sforza, dit « le More », sollicita
l’alliance de Charles VIII pour l’aider à conserver le duché usurpé à son neveu
Jean-Galéas, gendre du roi de Naples.
A
l’invitation italienne, tout un milieu, à la cour de France, était disposé à
répondre.
La
mort du roi de Naples, en janvier 1494, fournit à Charles VIII l’occasion
d’annoncer sa décision de faire valoir ses droits. Alors commencèrent les
préparatifs.
Charles
VIII à Naples
On
besogna hâtivement. Le Trésor ne suffisait pas ; il fallut recourir, non
sans difficulté, au crédit des banquiers lyonnais. Un gros effort militaire fut
accompli ; la jeune noblesse française, envieuse des lauriers des vétérans
des guerres anglaises, se concentra à Lyon en juillet 1494. C’était encore une
armée toute médiévale. Une flotte fut concentrée à Gênes, occupée par le duc
d’Orléans dès le début des opérations (juin 1494).
En
cinq mois de marche triomphale, presque sans combattre, le roi de France
traversa l’Italie. Charles VIII rencontra Ludovic à Pavie, libéra Pise, sujette
de Florence depuis 1406. A l’approche du roi, Pierre II de Médicis, très
impopulaire, et Alexandre VI, craignant d’être déposés, tremblaient. Pierre
traita, mais fut chassé par l’émeute ; Charles VIII fit dans la ville une
entrée spectaculaire. Rapprochement inattendu et paradoxal : Charles VIII,
dont la présence à Florence venait de légitimer la « dictature »,
violemment réformatrice, de Savonarole, assura le trône du pontife.
Charles
VIII poursuivait la réalisation des rêves de la chevalerie qui l’entourait. Le
roi de Naples, Alphonse II, abdiqua et s’enfuit en Sicile. Charles VIII entra à
Naples le 22 février 1495, portant le manteau impérial et la quadruple couronne
de France, Naples, Jérusalem et Constantinople. A la gloire s’ajoutèrent les
profits. Tout souriait à l’ardente jeunesse des conquérants.
Face
à l’invasion étrangère qu’ils avaient appelée eux-mêmes, les Italiens prenaient
conscience de leur communauté nationale. Ce fut la « ligue de
Venise » (mars 1495).
Charles
VIII sut parer le coup. Il laissa à son cousin Gilbert de Montpensier la garde
du royaume de Naples. L’ardeur combative de ses troupes lui permit de bousculer
les coalisés, au défilé de Pontremoli, près de Fornoue (5 juillet 1495). A la
fin de septembre, le roi était de retour. Gilbert de Montpensier, privé de
renforts, attaqué par les Espagnols de Ferdinand d’Aragon, fit son devoir, mais
perdit Naples (février 1496).
La
sagesse eut conseillé de ne pas renouveler son expérience malheureuse. Il n’en
fut rien. Charles VIII préparait une autre expédition, lorsqu’il mourut
accidentellement à Amboise (8 avril 1498). Il projetait avec Ferdinand d’Aragon
un partage de l’Italie.
Louis
XII à Milan et à Naples
Dans
la question italienne, Louis XII fit preuve de vues aussi courtes que son
prédécesseur. Louis XII était prêt à beaucoup de sacrifices et de compromis
pour dominer l’Italie, au moins dans sa partie septentrionale, voisine
immédiate du royaume. Il eut affaire, il est vrai, à des adversaires
redoutables, Ferdinand le Catholique et le pape Jules II, par qui il sa laissa
manœuvrer. Son principal conseiller, homme de grand talent, le cardinal Georges
d’Amboise, lui épargna bien des faux pas, mais, comme tous ses contemporains,
il avait les yeux fixés sur l’Italie et rêvait de la tiare.
Dès
son avènement, Louis XII rompit avec l’attitude amicale de son prédécesseur
envers Ludovic Sforza et prit le titre de duc de Milan, auquel son ascendance
Visconti lui donnait droit.
Comme
Charles VIII en 1494, il s’assura la neutralité des princes, particulièrement
de l’Empereur, oncle de Ludovic le More et suzerain de Milan. Un échange de
mutuels services, l’annulation du mariage avec Jeanne de France, d’une part, et
la donation à César Borgia du duché de Valentinois, d’autre part, assurèrent à
Louis XII la complaisance d’Alexandre VI. Les cantons suisses promirent des
mercenaires. Venise, toujours antimilanaise, s’allia au roi, à charge de
partager les conquêtes.
Une
première occupation de Milanais, réalisée en trois mois (aout-octobre 1499),
fut interrompue par un retour éphémère de Ludovic à la tête de renforts
allemands et suisses (février-mars 1500). La Trémoille rétablit la situation.
Ludovic, capturé à Novare (avril 1500), fut envoyé, dans une cage de fer, finir
lamentablement ses jours au château de Loches. Georges d’Amboise, chargé
d’organiser la conquête, laissa sagement aux Milanais une part de
l’administration ; cela permit à la domination française de subsister,
sans heurts sérieux, pendant douze ans.
La
facilité de la conquête du duché de Milan et le prestige qui en résultait
auprès des princes italiens firent illusion à Louis XII. Il comptait sur
Venise, avec qui une flotte française tentait, dans l’archipel, un dernier
effort de croisade (1499-1501). Il ne pouvait prévoir que la mort prochaine
d’Alexandre VI (18 août 1503) le priverait de l’aide de César Borgia,
imprudemment encouragé à concentrer sous sa loi les territoires de l’Italie
centrale. Louis XII fit alors confiance à Ferdinand d’Aragon et négocia avec
lui un projet de partage du royaume de Naples analogue à celui qu’il avait
combiné avec Venise pour le Milanais (traité de Grenade, 11 novembre 1500).
Marché de dupes. Ferdinand, déjà maître de la Sicile, ne dissimulait pas ses
ambitions. La collaboration ne dura pas longtemps. Si Louis XII détint l’acte
authentique de l’abdication consentie en sa faveur par Frédéric
d’Aragon-Castille, roi de Naples, Gonzalve de Cordoue, chef de l’armée espagnole,
entreprit d’agrandir la part dévolue à son maître En dépit d’un nouvel accord
signé à Lyon, les escarmouches dégénérèrent en guerre ouverte. Une diversion en
Roussillon, l’envoi à Naples de renforts par mer et par terre, des exploits
individuels tels que la défense du pont de Garigliano par Bayard, n’empêchèrent
pas la défaite. Le vice-roi, le duc de Nemours, perdit Naples ; Gaète
capitula. Louis d’Ars réalisa une étonnante retraite avec le dernier contingent
français. L’honneur était sauf, mais Naples définitivement perdue (1504).
Entre-temps, l’influence française s’était considérablement affaiblie à Rome,
du fait de l’élection du pape Jules II et de l’éviction de César Borgia.
Les
hésitations françaises
Louis
XII perdait l’initiative de sa politique. Gravement malade en 1504 et 1505, il
voulut mettre ordre à ses affaires. La reine Anne, toujours déçue dans son
espérance de donner un dauphin au roi, ne pouvait pas supporter la présence du
jeune et brillant François d’Angoulême, héritier présomptif, que couvait
l’orgueil maternel de Louise de Savoie. L’enjeu de leur rivalité était la main
de Claude de France, héritière de la Bretagne. Anne ne voulait donner au fils
de son ennemi ni sa fille ni sa patrie.
L’influence
d’Anne triompha d’abord. Trois traités à Blois, avec l’Empereur, en septembre
1504, promirent au roi l’alliance impériale contre Venise et l’investiture du
Milanais en échange des fiançailles du petit-fils de Maximilien, Charles (futur
Charles Quint), avec Claude de France.
Des
circonstances imprévues déjouèrent un projet aussi funeste à l’unité du royaume
et liquidèrent de façon honorable la question de Naples. Louis XII profita du
désir de Ferdinand d’Aragon, veuf d’Isabelle, de se remarier avec une princesse
française ; le roi espagnol épousa Germaine de Foix, à qui son oncle, le
roi de France, céda ses droits sur Naples, moyennant une indemnité de
900 000 florins à la charge de Ferdinand (1505). Mieux encore, Louis XII
céda à l’influence du parti Angoulême et rompit le projet de mariage autrichien.
Claude de France fut mariée à son cousin François. Le roi expliqua aux princes
autrichiens que le serment des rois de France est si fort que ce qu’ils peuvent
promettre est nul ensuite, si cela est contraire au bien et à l’utilité du
royaume.
Louis
XII au service de Jules II : la ligue de Cambrai
Le
redressement accompli en 1506 par le gouvernement français, l’énergie déployée
dans la répression d’une insurrection génoise en 1507, ouvraient à Louis XII la
possibilité de dominer les affaires italiennes. Ferdinand recherchait son
amitié (entrevue de Savone, juin 1507) ; Jules II redoutait la conjonction
des forces franco-espagnoles. Ne pouvant pas, pour l’instant, réaliser son
dessein de chasser les « Barbares » d’Italie, le pape résolut de les
utiliser. Pour mater Venise, qui détenait certains de ses territoires, il
parvint à grouper, dans la ligue de Cambrai (10 décembre 1508), la France,
l’Espagne, l’Empereur. En fait, l’armée française, récemment renforcée de
compagnies régionales, origine de nos régiments (ordonnance du 12 janvier
1509), porta seule le poids de la lutte ; elle eut, seule aussi, le mérite
de la victoire d’Agnadel (14 mai 1509) ; le profit, cependant, ne fut que
pour Jules II : Venise se soumit et fut pardonnée. Il n’entrait pas dans
les vues de Jules II de récompenser les services rendus. Puissant, le roi de
France pouvait être utile ; vainqueur, il devenait dangereux. Le pape
voulait-il dominer l’Italie ou seulement affranchir le Saint-Siège d’un voisin
qui deviendrait son tuteur ?
Jules
II contre Louis XII : la Sainte Ligue
L’opinion
française, fortement attachée au Saint-Siège, ressentit douloureusement les
sanctions canoniques dont le roi et la France entière furent l’objet. Jules II
détestait Louis XII.
La
guerre contre Venise à peine terminée, Jules II retourna contre le roi une
coalition groupant Ferdinand, Henri VIII, Venise et les cantons suisses. Ce fut
la Saint Ligue (5 octobre 1511). L’armée française fut commandée par un chef de
génie, un neveu du roi, Gaston de Foix, âgé de vingt-deux ans seulement. Une
tactique d’usure refoula les Suisses dans leurs montagnes. De vive force, en
hiver, Gaston rompit le siège de Bologne, entrepris par les Espagnols et les
Pontificaux. Dix jours après, il reprit Brescia aux Vénitiens. Gaston de Foix
trouva enfin la gloire, et la mort, sur le champ de bataille de Ravenne (11
avril 1512). La victoire de Ravenne ne procura cependant qu’un répit à Louis
XII. La Palice évacua le Milanais sous la pression des Suisses ;
Maximilien Sforza récupéra le trone de ses pères et refoula la dernière
tentative française à Novare, en juin 1513. Maximilien avait adhéré à la Saint
Ligue (19 novembre 1512), et Henri VIII sur les arrières duquel Louis XII
tentait de lancer les Ecossais, débarqua à Calais le 1er juillet
1513. L’invasion menaçait : Ferdinand en Navarre, les Suisses devant
Dijon, les Impériaux et les Anglais dans le nord. Il fallait en finir
La
pacification
Tout
le monde était las d’une guerre dont on avait perdu de vue les objectifs
premiers. La disparition de Jules II (21 février 1513) et l’élection d’un pape
pacifique, Léon X (11 mars 1513), contribuaient à éclaircir l’horizon. Louis
XII se réconcilia avec le nouveau pape en janvier 1514. La mort d’Anne de
Bretagne (9 janvier 1514) permit la célébration du mariage de Claude de France
et de François d’Angoulême ; la politique du Conseil royal se trouva
clarifiée. Dès 1513, Louis XII avait traité avec Venise et signé une trêve avec
Ferdinand ; La Trémoille avait négocié la retraite des Suisses. Henri VIII
accepta de conclure paix et alliance, et même de donner sa sœur Marie en
mariage au roi de France ; la guerre de Cent Ans était un lointain
souvenir. Seul restait en ligne l’empereur Maximilien, encouragé par les
sentiments anti-français qu’éprouvaient sa fille Marguerite.
Louis
XII ne jouit pas longtemps de la paix et des charmes de sa nouvelle épouse,
beaucoup plus jeune que lui. Le bilan de tant de guerres et de dépenses était
nul ; mais il fallait que la France fut redevenue prospère pour les avoir
supportées sans dommage.
L’accélération
économique
C’est
vers 1480 que l’on peut percevoir les effets de l’effort accompli depuis la fin
de la guerre de Cent Ans.
Progrès
de la production
L’économie
est très régionalisée. Chaque province pratique culture, élevage, exploitation
forestière, tannerie et tissage. On cherchait à produire mieux et à gagner
davantage. Ainsi s’appliquait-on, parfois, en vue de la commercialisation des
produits du sol, à adapter les cultures à la nature des terroirs. De riches exploitations
d’Ile-de-France puirent s’offrir la nouvelle charrue, « toute de
ferraille » et montée sur deux roues. Partout la production augmenta. La
valeur de la terre ne cessa de s’élever.
De
telles circonstances profitaient au producteur. L’époque de Louis XII vit
augmenter le nombre des paysans propriétaires. Mais, à coté des
« laboureurs aisés », il y avait un nombreux prolétariat d’
« ouvriers de bras ».
Pour
l’ensemble de la masse paysanne, les conditions de vie restaient dures, mais
beaucoup moins qu’aux temps de la guerre et de la fiscalité de Louis XI. Pour
les générations suivantes, accablées par les charges de la lutte contre Charles
Quint, le quart de siècle écoulé entre la régence des Beaujeu et la fin du
règne de Louis XII représentait le bon vieux passé.
Les
arts mécaniques, aussi, augmentèrent leur fabrication. Les textiles restaient
au premier rang, mais se renouvelaient. La nouvelle draperie des faubourgs
utilisa la laine castillane, substitua le rouet à la quenouille, foula au
moulin et non plus au pied, acheta l’alun espagnol et teignit « en
couleurs joyeuses » ; elle fabriqua en trois semaines ce qui se
faisait en cinq. La production surpassa les besoins locaux ; on exporta. L’industrie
du livre bénéficia du rayonnement de l’imprimerie.
D’autres
signes traduisent le progrès industriel. La multiplication des forges risquait
de dévaster les forets, dont le roi dut régler l’exploitation. Pour limiter les
sorties d’or et d’argent qu’exigeait l’acquisition des matières premières, on
prospecta le sous-sol français.
Parmi
les apports de la nature à la richesse française, le sel était l’un des
principaux. Les cotes vivaient de la pêche.
Intensification
du commerce
Parmi
les aspects de la vie économique française, les progrès du commerce sont, à
coup sur, les moins mal connus.
Le
réseau routier, très développé depuis Louis XI, constituait déjà autour de la
capitale un véritable réseau. Des pèlerins allaient de Rouen à Lyon en douze
jours ; un convoi de mulets faisait en un mois l’aller et retour de Lyon à
Marseille. Les bateliers des quatre grands fleuves formèrent de puissantes
associations.
Les
échanges habituels avec l’Angleterre, les Pays-Bas, l’Espagne et le Portugal
s’intensifièrent. A l’époque de Charles VIII et de Louis XII, le commerce maritime
constituait l’une des ressources fondamentales du pays. La renaissance
économique commeça dès la fin du XVème siècle.
Les
« Nouveaux Messieurs »
Les
bénéficiaires de la prospérité furent les familles bourgeoises. La richesse
s’est concentrée entre leurs mains, pendant trois générations successives,
chacune renchérissant sur la précédente. Non contents de détenir le capital,
les bourgeois mirent la main sur les institutions municipales, ils peuplèrent
conseils et offices. Aux offices urbains, ils ajoutèrent en faveur de leurs
enfants, les offices royaux et les bénéfices ecclésiastiques.
La
bourgeoisie accéda enfin à l’entourage du roi.
Un
nouveau décor de la vie
Le
retour à la paix et le rétablissement économique permirent à la vie urbaine,
aux mœurs, à l’art, à la littérature, d’exprimer le charme d’une existence dont
les contemporains des troubles et des guerres n’avaient gouté que l’âpre
saveur, avec une hâtive frénésie. Les hommes jeunes de la génération de Charles
VIII croyaient en l’avenir, et la clarté italienne vint renouveler leur
confiance.
Le
décor de la vie s’est transformé dans le sens du mieux-être, du confort, voire
du luxe, avec un caractère ostentatoire. Dans le costume d’abord. Les draps
lourds cédaient la place à la fine draperie, aux soieries, au linge délicat,
façon de Damas ou de Venise, aux belles fourrures. Les hommes aimaient les
chemises bouffantes, les robes amples de velours ou de soie brochée d’or, les
ceintures d’argent et les bijoux. Les cours princières constituaient des foyers
d’élégance. Luxe de l’alimentation : abondance de viandes, plats raffinés,
vins fins, fruits exotiques, sucreries. Mobilier soigné : buffets et
coffres sculptés, tables en bois de cyprés, ivoires, vases d’étain, tapisseries
ornaient les demeures bourgeoises.
Depuis
le milieu du XVème siècle, la maison urbaine s’embellit. La maison garde son
pignon, mais gagne en élévation. Les villes, ainsi, s’embellissent et
l’urbanisme nait. On pave les rues de pierre, on reconstruit les halles, on
éloigne les abattoirs, on multiplie les fontaines. L’architecture civile prend
son essor, mais la part de Dieu reste la plus grande. Les moindres villages ont
rebati leurs églises dévastées, et les villes marchandes ont construit à la
mesure de leur richesse. Les articulations recherchées de la voute et
l’exubérante floraison sculpturale des feuillages et des choux frisés, la
complication des arabesques expriment l’opulence retrouvée et la joie de vivre
autant que, naguère, la psychologie tourmentée des temps troublés.
Le
château, en même temps, évolue. Une fois la paix revenue et en face d’une
artillerie en progrès, la haute cuirasse de pierre, sans ouvertures, humide et
triste, ne répond plus aux exigences de la vie. Le donjon devient un belvédère
et une terrasse ; au chemin de ronde succèdent les galeries ouvertes,
propices aux cent pas ; les meurtrières font place aux baies à meneaux
sculptés et des gables ajourés les surmontent ; des rampes courent au long
des toits ; la décoration n’épargne pas les cheminées ; l’alternance
de la brique et de la pierre fait jouer la lumière.
Les
« sensations » d’Italie pénétrèrent lentement, surtout dans
l’architecture. Le style flamboyant conserva dans la Nord et en Bretagne une
vogue durable, et les apports antiques furent, d’abord, seulement des
accessoires. En dépit de la présence d’artistes italiens embauchés par Charles
VIII, Louis XII et Georges d’Amboise, la forme extérieure évoluait, mais
l’esprit de la construction restait médiéval.
On
ne méprisait pas encore les traditions de l’art médiéval, mais les façons
italiennes étaient à la mode.
Prélude
à l’humanisme
Dans
le domaine des travaux de l’esprit, la synthèse entre la tradition médiévale et
les formes nouvelles semble avoir été plus lente. La culture humaniste trouvait
ses premiers adeptes. Le gout des classiques se diffusait.
Renouvellement
des aspirations religieuses
Lentement
aussi, la pensée et la sensibilité religieuses cheminaient vers une épuration
et un renouveau.
L’inquiétude
de la mort fut, jusqu’à la fin du XVème siècle, une dominante de la mentalité
religieuse.