29 mars 1794 : Condorcet, la dernière Lumière du XVIIIème siècle s’éteint
Certes, ce fut
d’abord et avant tout comme mathématicien que Jean Antoine Nicolas de Condorcet
(1743‐ 1794) se fit connaître et qu’il fut élu à
l’Académie des sciences en 1769. Mais dès les années 1770, cette activité
scientifique se conjugua avec un engagement en faveur d’une réforme politique,
économique et sociale. Il milita, par exemple, en faveur des droits politiques
des femmes, et s’opposa à l'esclavage et à la peine de mort. Sous l’influence
de la pensée des Lumières, Condorcet souhaitait fonder les réformes sur des
bases scientifiques.
Marie Jean Antoine
Nicolas Caritat, marquis de Condorcet, incarne comme nul autre l'esprit
des Lumières et, même s'il devait périr au cours de celle-ci, les idéaux de la
Révolution française.
"Condorcet
se distingua précocement comme mathématicien, entrant à vingt-six ans à
l'Académie des sciences, dont il devint le secrétaire perpétuel en 1776, et à
l'Académie française en 1782. Lorsque éclate la Révolution française, il se
trouve être l'un des derniers survivants authentiques de l'esprit des lumières
qui avait animé Voltaire et les encyclopédistes. En septembre 1791, il est élu
député de Paris à l'Assemblée législative et devient membre du Comité
d'instruction publique, chargé de réformer les institutions scolaires.
À vrai dire, la question d'une réorganisation de l'instruction en France était
depuis longtemps dans tous les esprits. Chacun avait en mémoire l'ouvrage de La
Chalotais (1701-1785): Essai d'éducation nationale et plan d'études pour la jeunesse (1763),
véritable brûlot contre le monopole religieux dans le domaine scolaire.
De plus, Condorcet avait déjà longuement réfléchi à la question. Il avait
publié dès 1790, dans le périodique La bibliothèque de l'homme public, quatre mémoires qui
traitaient de questions éducatives: Nature et objet de l'instruction publique; De l'instruction commune aux enfants; De l'instruction commune pour les hommes; Sur l'instruction relative aux professions. Un
cinquième mémoire, qui n'a pas été publié de son vivant, était consacré à L'instruction relative aux sciences (1).
Mais, devant l'urgence politique, l'heure n'est plus à la réflexion purement
théorique. Une section de cinq membres du Comité est chargée d'élaborer un plan
général d'instruction. Avec Lacépède, Arbogast, Pastoret et Romme, Condorcet se
met au travail et présente son Rapport et projet de décret sur l'organisation générale de l'instruction publique (2), mais, en 1792, pour
d'autres raisons d'urgence politique, l'accueil n'est pas à la hauteur des
exigences, et la discussion du rapport est ajournée. Les idées de gratuité,
d'obligation, de laïcité et d'universalité qu'il contient attendront un siècle
pour passer dans les faits. (…)
Le développement de la connaissance de la nature, des mathématiques sociales et
l'idée de progrès indéfini des sciences voient émerger un nouveau cléricalisme
dans le domaine politique et dans les sociétés savantes. La déesse Raison, le
dieu Progrès et leur fille, la Science, deviennent déjà les objets d'un nouveau
culte et d'une nouvelle théologie. Or, Condorcet fut l'un des premiers à
identifier et à analyser à la fois ce déplacement de cléricature et le danger
intellectuel qu'il représente: lorsque l'Église se voit dépossédée de son
monopole éducatif, il ne s'ensuit pas nécessairement que l'idéal du savoir
universel s'empare de l'École et celui de la liberté individuelle de la
République. Bien au contraire, on constate plutôt un «transfert de sacralité»,
pour parler comme Charles Coutel (3), tant sur le plan de l'action politique
que de la connaissance scientifique. (…)
Dans son Premier mémoire sur l'instruction publique (1790) (4),
Condorcet dénonçait déjà ce transfert de cléricature au sein de l'école,
transfert qui en pervertit la destination. On embrigade l'enfance dans des
fêtes, des célébrations, des défilés; le culte de la Nation, la déesse Nature,
l'arbre de la Liberté remplacent la citoyenneté, la science et la
responsabilité autonome. En réalité, l'école a ses nouveaux prêtres. Le mot le
plus dur de Condorcet contre cette nouvelle classe politique ira à Robespierre,
qui ne le lui pardonnera pas, lorsqu'il le traitera de «faux curé»! Pour le «
mouton enragé » qu'est Condorcet (5), tous ces nouveaux cultes ne sont que la
négation de la culture. L'idole sociale se substitue à l'idole religieuse, le
politique vaticine, le résultat reste le même: un dogme en remplace un autre,
au détriment de l'instruction véritable du citoyen. (...)
Pour ce qui touche aux sciences, on assiste à une dérive de même type, dérive
bien décrite dans le bref essai intitulé: Raisons qui m'ont empêché jusqu'ici de croire au magnétisme animal
(6), dirigé contre Mesmer, sorte de nouveau prophète pseudo-scientifique.
Le savant lui-même, tout comme le charlatan, peut être tenté d'abuser de cette
puissance quasi religieuse que donne la connaissance.
Condorcet craint la création d'une nouvelle cléricature, scientiste celle-ci,
tout aussi immobiliste et conservatrice que le clergé. Comment le commun des
mortels pourra-t-il distinguer le vrai savant du charlatan? Comment se garder
contre la tentation du pouvoir que donne le savoir? Sur ces deux difficiles
questions, la théorie du progrès telle qu'elle apparaît dans l'Esquisse d'un tableau historique des progrès
de l'esprit humain (1794) peut apporter un éclairage nouveau.
Pour mieux en comprendre le sens et la portée, partons de son contraire,
l'obscurantisme, dénoncé avec vigueur à propos des prêtres chaldéens, archétypes
de tous ces savants qui tentent de conserver jalousement le savoir afin de
garder le pouvoir intellectuel et moral sur le peuple. En réalité,
l'obscurantisme ne réside pas dans l'ignorance, mais dans la volonté délibérée
et dans l'art d'empêcher le dévoilement universel des vérités lentement
acquises par les sciences et les techniques. Dépositaire du vrai ou victime
lui-même des illusions, le faux savant sécrète un savoir illusoire pour mieux
conserver sa puissance.
À l'inverse, lorsque Condorcet parle de Progrès de l'Esprit humain, c'est non seulement du savoir qualitatif et quantitatif qu'il s'agit, mais aussi de sa diffusion auprès de tous. (... Il s’agit…) de créer une éducation pour tous, une véritable éducation universelle pour tous les hommes, quels qu'ils soient. Le progrès intellectuel et surtout moral de l'humanité dans son ensemble a pour condition ce dernier point. Quantitativement, la masse des vérités disponibles augmente; qualitativement, l'ensemble de ces savoirs obéit à une combinatoire rationnelle qui en rend la diffusion plus aisée. Toute la question est celle des possibilités matérielles de cette diffusion par l'instruction universelle. C'est là la tâche des politiques. (…) (L)'amélioration du sort des hommes passe par l'éducation de tous et par leur commune participation au progrès du savoir.
De ce point de vue, nations, individus, peuples se rejoignent dans une même
unité générale que recouvre la notion d'Esprit humain. C'est bien ce dernier
qui est susceptible d'une amélioration indéfinie: «Nos espérances sur l'état à
venir de l'espèce humaine peuvent se réduire à ces trois points importants: la
destruction de l'inégalité entre les nations; les progrès de l'égalité dans un
même peuple; enfin le perfectionnement réel de l'homme (7).» À propos de ce
perfectionnement, il convient de se garder d'une erreur fréquente qui
dénaturerait l'intention de Condorcet: il ne faudrait pas chercher dans cette
marche progressive la réalisation de quelque force immanente de l'histoire,
force cachée dont on pourrait néanmoins deviner la forme et anticiper le but.
Rien n'est plus éloigné de Condorcet que la représentation déterministe du
mouvement historique.
La perfectibilité est une notion qui traduit chez lui une espérance, un idéal,
dont la légitimité est rendue possible par un double constat explicite dans l'Esquisse d'un tableau historique des progrès
de l'esprit humain. D'abord, l'idéal de progrès humain, entendu
concrètement comme amélioration de la connaissance et des mœurs, ne présente
aucune contradiction interne qui en ruinerait la pertinence logique. Ensuite,
l'histoire des sciences, des techniques et des rapports des hommes à ces deux
domaines du savoir montre qu'il y a effectivement eu un progrès au cours des
siècles de notre aventure intellectuelle. À partir de ce dernier constat,
Condorcet estime qu'il n'est pas illégitime d'espérer que ce même progrès se
poursuive dans le futur. Et puisque ce progrès a une influence sur les mœurs
des hommes, c'est-à-dire sur la morale en général, on peut penser qu'il se fera
aussi sur le plan politique et humain.
Il s'agit donc d'une hypothèse au sens strict. Condorcet ne dit jamais que le
progrès est nécessaire; il demande simplement qu'on l'admette comme possible et
il le fait entièrement reposer sur l'idée fondatrice de perfectibilité humaine.
Cette dernière s'oppose aussi bien à l'anthropologie antique, qui assigne à
l'homme une place définitive dans un cosmos fini, qu'à la métaphysique
chrétienne, qui lui attribue une essence stable d'origine divine. L'idée de
perfectibilité indique seulement que l'Esprit humain est ouvert sur un avenir
indéterminé. Il peut tout aussi bien régresser que progresser. Impossible dans
tous les cas de lui assigner des bornes.
L'idée de progrès représente donc, pour Condorcet, plus un programme qu'une loi
de l'histoire: il ne se réalisera qu'à condition que les hommes en prennent
conscience et décident de lui donner le jour. C'est la représentation du
progrès et la confiance en leur perfectibilité qui aide les hommes à se
perfectionner sans cesse. On comprend mieux alors la méfiance de Condorcet
devant le dogmatisme, surtout lorsque celui-ci prend la forme du scientisme le
plus délirant. (…)
(…L)'Esquisse d'un tableau historique des progrès
de l'esprit humain, sa dernière œuvre, (fut) écrite dans des
conditions de claustration difficiles. Poursuivi par la Convention pour une
brochure où il dénonçait la tentation monarchiste de Robespierre: Aux citoyens français sur le projet de
nouvelle constitution (1793), il trouve refuge dans la maison de Mme
Vernet, où il rédige l'Avis d'un proscrit à sa fille, «un des plus beaux
livres de morale qu'on puisse lire» (8), et l'Esquisse, qui reste son œuvre la plus célèbre.
Récapitulant l'histoire de l'esprit humain dans ses réalisations scientifiques
et politiques, il en suit les avatars, de progrès en décadences et d'accidents
en victoires, sur neuf chapitres, pour annoncer enfin ce qu'il appelle la dixième époque. Dans cet ultime
chapitre, il évoque les progrès futurs de l'esprit humain tels qu'on peut les
conjecturer à partir du présent et sur la base des règles de changement
constatées dans le passé. Il est alors conduit à distinguer deux grandes façons
d'envisager les sociétés. Sa distinction ne s'appuie directement ni sur
l'économie ni sur la politique, mais d'abord sur la manière de concevoir la
distribution du savoir aux hommes qui composent une société donnée et, à partir
de ce cas particulier, la science à l'humanité en général. Ce qu'il faut
opposer à «laïque», ce n'est pas l'adjectif religieux, mais le terme plus
général de «clerc» qui, au sens étymologique, désigne celui qui appartient au
bon lot (klêrikos; clericus), aux élus, par opposition aux gens du
peuple, aux non-initiés qui, eux, doivent être guidés parce qu'ils sont
ignorants (laïkon; laicus). (…)
Un mot, pour finir, sur le sort de ce rapport, qui préfigure celui de Condorcet
lui-même. Son plan, jugé timoré et trop libéral, tomba dans les oubliettes dès
après sa présentation à l'Assemblée nationale au nom du Comité d'instruction
publique, les 20 et 21 avril 1792. Quant à Condorcet, averti qu'une
perquisition allait être opérée chez la dévouée Mme Vernet, il quitta son asile
et se rendit à Fontenay-aux-Roses, où il ne trouva pas chez son ami Suard
l'hospitalité espérée. Arrêté dans une auberge de Clamart, il déclara s'appeler
Pierre Simon, sans doute pour éviter des ennuis à ses proches. Le lendemain de
son incarcération (28 mars 1794), le concierge de sa prison le trouva mort.
Suicide? Épuisement? Meurtre? Il ne sera identifié plus tard que grâce à sa
montre d'argent et à son «Horace» qui ne le quittait jamais. Quant à l'endroit
où il repose, on l'ignore.
Pourtant, c'est Marie-Joseph Chénier qui lui fit rendre hommage par l'important
décret du 18 décembre 1794: «Les études primaires forment le premier degré de
l'instruction: on y enseignera les connaissances rigoureusement nécessaires à
tous les citoyens. Les personnes chargées de l'enseignement dans ces écoles
s'appellent "instituteurs"» (9). La République saluait ainsi le
«dernier des philosophes sans qui elle n'eût point existé» (10)."
Notes
(1) Ces cinq mémoires ont été publiés, chez
Edilig, par C. Coutel et C. Kintzler (1989). Le premier mémoire, le plus
général et le plus philosophique, a paru chez Klincksieck (1989), à Paris. (2) Publié dans L'instruction publique en France pendant la Révolution, Paris,
Klincksieck, 1990, p. 105-151. (3) Analyses et
réflexions sur Condorcet, Paris, Ellipses, 1989. Voir aussi: C. Coutel,
«Laïcité de Condorcet», L'enseignement
philosophique, juillet-août 1989. (4) Condorcet, Premier mémoire sur l'instruction publique, Paris, Klincksieck, 1989. (5) E. et R. Badinter, Condorcet, un intellectuel en politique, Paris, Fayard, 1988. (6) Voir R. Darnton, La fin des lumières, Paris, Perrin, 1984, p. 199 et suiv. (7) Condorcet, Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain,
Paris, Flammarion, 1988, p. 265-266. (8) Dictionnaire de
pédagogie et d'instruction publique, art. «Condorcet», Paris, Hachette,
1911, p. 347. (9) L'instruction
publique en France pendant la Révolution, op. cit., p. 10. (10) Michelet, Les femmes de la Révolution, Paris, 1854, cité par E. et R. Badinter, op. cit., p. 621.
Source: Bernard Jolibert, « Condorcet (1743-1794) », Perspectives: revue trimestrielle d'éducation comparée (Paris, UNESCO : Bureau international d'éducation), vol. XXIII, n° 1-2, 1993, p. 201-213.
©UNESCO : Bureau international d'éducation, 2000. Ce document peut être reproduit librement, à condition d'en mentionner la source.